Voici donc le premier chapitre totalement inédit. Il s'attache à revenir au tout début de l'histoire des Elfes en expliquant, par le biais de contes narrés à l'enfant-elfe Oropher par ses parents, l'Eveil à Cuiviénen, la Grande Marche vers l'ouest et les différentes séparations des Elfes.
Peuples elfiques :
- Eldar = Vanyar, Noldor et Teleri Falmari ; les Elfes qui ont répondu à l'appel des Valar. Ils s'opposent aux Avari, ceux qui ont choisi de rester à Cuiviénen.
- Calaquendi = ceux qui ont vu la lumière des Arbres de Valinor VS Moriquendi restés dans la nuit étoilée de la Terre du Milieu.
- Vanyar, dirigés par Ingwë ; presque tous sont allés à Valinor.
- Noldor, dirigés par Finwë ; presque tous sont allés à Valinor.
- Teleri, dirigés par les frères Elwë Singollo (Elu Thingol), Olwë et Elmo. Ils se divisèrent en diverses branches : les Nandor, qui refusèrent de passer les Monts Brumeux/Montagne de Brume, dirigés par Linwë puis son fils Denethor - les Falathrim, qui s'installèrent sur les rives du Beleriand, dirigés par Cìrdan - les Falmari, qui atteignirent Valinor, dirigés par Olwë - les Sindar, qui restèrent en Doriath, dirigés par Elwë Singollo et Elmo.
Point linguistique : J'ai appris récemment la nature nandorine du nom d'Oropher (oro = grand, haut et pher = hêtre). Logiquement, la forme sindarine classique devrait être Rothfêr mais Oropher sera utilisé durant tout le récit par commodité. Concernant les noms des grands-parents et parents (inventés), la difficulté à trouver un lexique en elfique primitif, en vieux sindarin ou en doriathrin mène à utiliser des noms sindarisés. Nous avons donc :
- Taurorn : taur = grand, puissant et orn = arbre (grand) ; le grand-père paternel d'Oropher.
- Merisael : meril = rose (fleur) et sael = sage ; la grand-mère paternelle d'Oropher.
- Rhawlalwen : rhaw = sauvage, indompté et lalwen = orme ; le père d'Oropher.
- Fainloth : fain = blanc (comme un nuage) et loth = fleur, floraison ; la mère d'Oropher.
Chronologie : Nous sommes dans ce chapitre, et le suivant, avant les Années du Soleil, donc durant les Années des Arbres (note : j'avais utilisé les Années Valiennes des Annales du Valinor mais je repasse, par simplicité, aux Années des Arbres). A noter que 1 A.A. = 10 A. S..
Sources :
- Le Silmarillion p. 58-76.
- Les Contes Perdus I p. 155-178.
- La Formation de la Terre du Milieu p. 30-34, p. 441-442.
- La Route Perdue p. 186-188, p. 277, p. 280-282, p. 347-361.
- L'Athrabeth Finrod ah Andreth.
En espérant que ce chapitre ambitieux et dense ne vous perde pas, je vous souhaite une bonne lecture. Le prochain chapitre débutera par la fondation de Doriath et l'enfance d'Oropher après le lever du Soleil (note : les Elfes parlent de LA Soleil et de LE Lune, comme nous sommes du point de vue d'Oropher, ce ne sont pas des erreurs de frappe).
Partie 1 : De l'Eveil à la Grande Marche
En cette année 750 du Deuxième Âge, l'aube se lève sur la jeunesse d'Eryn Galen. J'entends au loin les trilles du chant des oiseaux mêlés aux belles voix des Elfes, et me voilà pourtant à tremper ma plume dans l'encre qui noircit désormais ces quelques feuillets qui constitueront sous peu une préquelle à l'histoire de ma famille. J'ai narré, depuis maintes années, tout ce que nous avions vécu de marquants durant les nombreux siècles de nos existences mais, alors que je songeais à la postérité de ce récit, il me sembla qu'un manque en amoindrissait le souvenir ; mon récit ne laissait en effet nulle place à mes aïeuls.
Quel étourdi que je fus en cette affaire ! Et non point victime des affres de l'oubli, excuse derrière laquelle je ne puis me cacher, si tant je veuille que ma plume demeure honnête. C'est un souvenir immuable, impérissable, clair et vif comme au jour où il se déroula, qui est celui des Elfes. Bien souvent est-il un lourd fardeau pour ceux qui ont connu maints malheurs, tant de périples, la douleur de la séparation par la mort du hröa de leurs proches, car ils ne peuvent guère lors apaiser leur peine par la douceur que l'oubli peut mener aux souvenirs des Hommes et des Nains, si prompts à occulter leur passé, et il ne reste pour eux que le pardon, si difficile à accorder ; et je me compte parmi ces Elfes car j'ai connu la ruine, par deux fois menées, à Doriath, royaume chéri de mon cœur, et de terribles pertes qui font encore saigner mon cœur. Et c'est aussi dans le souvenir que réside l'amour des Elfes et si je puis reprendre les mots, que les sages traditions ont conservé dans leur justesse, de Finrod Felagund, grand parmi les Noldor : « nous préférons un souvenir qui est beau mais inachevé à un autre qui continue jusqu'à une fin douloureuse » ; et aux raisons de ce choix, je pense en avoir déjà apporté une réponse.
Et lorsque cette révélation me percuta de toute sa force, sans que je m'y sois préparé car elle vint en plein milieu d'une discussion avec Eryniell sur la vénérable vieillesse des arbres de Vertbois-le-Grand lors d'une promenade où leurs larges cimes se jouaient du soleil, je me sentis sur l'instant si terriblement fautif que j'abandonnai en hâte ma chère et tendre en prétextant une affaire urgente, ce qui en soit ne fut pas un mensonge, mais je ne sus sur le coup mettre des mots sur mon agitation pressée, et vint promptement m'enfermer dans ce cabinet pour remédier à cette honteuse vérité.
Comme ces pages ont vocation à figurer au début de ces Mémoires, il me semble intéressant de reprendre, ou plutôt de correctement démarrer, mon récit depuis le prime commencement. Je suis Oropher, autrefois Rothfêr de Doriath, en ce jour Roi d'Eryn Galen, et mon souhait est ici de consigner sans détour, sans mensonge ni aucune vérité cachée ou brouillard camouflant les faits, l'histoire de ma lignée. Des noms de mes parents, je peux retranscrire sous une forme sindarisée Rhawlalwen pour mon père et Fainloth pour ma mère. Ils appartenaient tous deux au peuple d'Elu Thingol lorsqu'il s'appelait encore Elwë Singollo et régnait, aux côtés de ses frères Olwë et Elmo, sur les Elfes Teleri. De par mon père, issu de Taurorn et Merisael, notre lignée remonte ainsi à Cuiviénen en ligne droite.
Mon grand-père Taurorn s'éveilla en effet aux côtés d'Elwë Singollo sur les rives du Lac de l'Eveil, au nord-est de la Terre du Milieu, depuis longtemps perdu pour tous les Elfes car la configuration des terres et des fleuves de ce monde a été profondément modifiée par le passage du temps et la colère des Valar, quoique nos traditions indiquent que le lac aux eaux étoilées soit devenu un golfe de la mer intérieure d'Helcar. Ce fut de notre glorieux Seigneur Elwë qu'il se sentit le plus proche et il se mit sous son commandement plutôt que sous la bannière d'Ingwë des Vanyar ou de Finwë des Noldor ; et c'est en cette lointaine reconnaissance d'un lien, d'une nature difficile à retranscrire avec des mots, que mon père m'expliqua par la suite cette parenté que nous concevions avec la famille royale de Doriath et qui me poussa depuis lors à appeler Celeborn et Galathil, petit-fils d'Elmo, mes cousins.
Je ne peux narrer le quotidien des premiers Elfes sur les rives enchantées de Cuiviénen, sous les étoiles qui régnaient alors sans partage sur le ciel, hormis par les contes qui ont bercé mon enfance lorsque ma mère, Fainloth, comblaient les heures de la nuit, où les rêveries d'Irmo s'échappaient à moi, en chantonnant tout contre mes oreilles ces fabuleux récits. Ce fut aussi là le seul souvenir que je n'eus jamais de mes grands-parents qui choisirent, avant même que je ne m'éveille en ce monde, de suivre le seigneur Olwë vers l'Ouest et le Valinor éternel alors qu'une partie des Teleri s'attardaient en Arda dans leur quête d'Elwë Singollo qui était alors perdu à eux, enchevêtrés dans les enchantements du chant de rossignol de la Maïa Melian.
Ainsi ma mère me contait que les Elfes s'éveillèrent au moment même où Varda Elbereth, la plus aimée de tous les Valar, la Reine des Etoiles, mit au ciel par la rosé de Telperion, l'Arbre d'argent du Valinor, les plus grandes des étoiles : Menelmacar, le Bretteur des Cieux, et aussi Helluin au Bleu Glacial, bien d'autres encore, et au plus au nord, les sept étoiles majeures de la Valacirca, la Faucille des Dieux, lancée contre Melkor comme un défi et l'annonce de sa ruine ; nous étions alors en 1050 des Années des Arbres.
Elle prenait alors ma main, me sortait de mon lit de feuilles et m'emmenait dehors en posant un doigt sur mes lèvres avides de parole car, la bouche espiègle, les yeux pétillants, elle me signifiait en silence de me replonger dans un passé où les Elfes ne parlaient point encore ; en effet, du sommeil d'Ilùvatar, ils s'éveillèrent muets à Cuiviénen. Sans parole m'avançais-je alors sous les étoiles que je ne voyais pourtant point car ma mère me couvrait les yeux d'une main blanche et bouchait mes oreilles de son autre main gracile. Ainsi m'éveillais-je moi-aussi en voyant comme première chose les étoiles, mon amour pour elles n'en grandissant que davantage à chaque occasion, à l'instar de tous les Elfes, et en entendant comme premier bruit le clapotis d'une rivière, en un lointain écho des murmures des cascades des eaux orientales qui bordaient le Lac de l'Eveil.
- Je me suis éveillé sous les étoiles, j'ai en premier vu leurs lueurs enchanteresses et entendu les carillons de l'eau. Est-ce maintenant le temps des contes narrés par la parole ? demandai-je un soir à ma mère, pressé par l'impatience à en piaffer comme un poulain fouetté par son sang chaud. Alors le rire para la voix claire de Fainloth d'un carillon enchanteur, que j'entends encore au creux de mes oreilles à ce souvenir, et elle m'ébouriffa les cheveux avec un doux sourire.
- Mais, mon petit hêtre, n'es-tu pas déjà en train de parler ?
- Oui, Nana. Mais je suis trop petit, un hêtre à la ramure bien frêle, pour pouvoir conter les grands récits de Cuiviénen.
- Alors c'est par ma voix qu'ils empliront en cette nuit ton esprit et quand des siècles auront passé, tu sauras les narrer à ton tour sous les étoiles impérissables de notre bien aimée Elbereth.
Nous nous assîmes alors dans l'herbe éclairée par la blanche lueur des étoiles et ma mère me prit sur ses genoux, car j'étais alors dans un âge assez jeune pour y tenir, et elle me glissa à l'oreille des mots qui furent souvent enchanteurs, mais parfois effrayants.
Elle m'apprit ainsi que les premiers Elfes restèrent longtemps à Cuiviénen sans rien savoir du reste du monde et qu'ils s'appelèrent alors les Quendi dans la langue qu'ils inventèrent ; nous autres, Elfes, avons toujours eu le goût de l'invention des mots, c'est pourquoi les pères des Elfes connaissaient déjà le langage quand Oromë, le héraut des Valar, les trouva par hasard lorsque Nahar, son blanc cheval aux sabots de feu, hennit non loin de Cuivénen ; il les appela Eldar, le Peuple des Etoiles, dans leur propre langue plutôt que d'user de la langue des Valar. Oromë vint en effet aux Quendi en 1085 des Années des Arbres et, rapportant la venue des Premiers-Nés des Enfants d'Ilùvatar à ses pairs, il posa les fondations de la guerre que les Valar menèrent contre Melkor jusqu'en 1099 des Années des Arbres pour protéger les Quendi de son ombre.
- Cette ombre avait pourtant déjà touché les Quendi avant qu'Oromë ne les trouve et ils eurent ainsi grand peur de sa haute silhouette et de la force de son cheval car les Valar ont une stature plus impressionnante encore que les Quendi des temps anciens, et surpassent même la hauteur de chêne de Thingol, notre Roi, et la blanche fougue de Nahar n'avait d'égal que la flamboyance qui jaillissait de ses sabots dorés.
Et à cette transition, quoique je devais par la suite entendre ces récits à plusieurs reprises, je tremblai dans les bras de ma mère qu'elle resserrait autour de moi tant je trouvais ces contes-là effrayants, et effroyables. Car elle me parla alors des ombres de Melkor, du Chasseur dans la nuit sans étoile, du Cavalier Noir dont l'ombre occultait leurs lumières et de la terreur qui prit les Quendi devant le Grand Chevalier.
- Mais ils ne sont pas le même être, n'est-ce pas, Nana ? m'enquerrai-je alors d'une voix rendue fluette par ma terreur et elle posa sur moi un regard tellement empli de douceur qu'il me paraissait plus doux que le plus léger des nuages.
- Non point, mon petit hêtre. Car le Grand Chevalier est Oromë, le Joueur de Trompe, le Chasseur de Valinor. Car chasseur il est bel et bien mais pas ce Chasseur Noir qui emplissait les Quendi d'effroi. Souvent harnachait-il Nahar en le Valinor bienheureux pour se rendre dans les ombres de la Terre du Milieu. Et là, il faisait sonner la claire clameur de sa trompe de chasse, Valaróma, pour traquer les monstres que Melkor avait engendré depuis sa sombre retraite dans les ténèbres du Nord.
- Y avait-il beaucoup de ces monstres ?
- Si fait, mon petit hêtre. Car en ces temps-là, après que Melkor eut abattu les Lampes qui éclairaient la toute jeunesse d'Arda, les Valar s'étaient retranchés en Valinor et il n'y avait plus qu'Oromë et Yavanna pour se rendre sur ces terres enténébrées qu'ils ne cessaient d'aimer. Et c'est de cet amour qu'advint le dessein de Varda car elle ne pouvait souffrir que la Terre du Milieu reste ainsi plongée dans les ombres et que les Premiers-Nés des Enfants d'Ilùvatar viennent au monde dans leur sombre giron ; louée soit donc Elbereth pour les étoiles qu'elle nous a offert !
- Mais comment étaient-ils ces monstres, Nana ? En verrais-je un jour ou ont-ils tous été chassés ? insistai-je en tiraillant la manche de sa robe tant je me trouvai impatient d'ouïr les réponses à mes questions. Si je naquis sous les étoiles d'Elbereth, le royaume de Doriath était déjà fondé depuis plus d'un âge, et de ce Chasseur Noir et des primes monstres de Melkor, je n'entendis que ces récits. Il me semblait qu'ils avaient mystérieusement disparu et je voulais en avoir le cœur net car il me paraissait alors que les ombres qui nous entouraient recelaient des yeux de braise et des crocs de la couleur craie des os.
- Mon tout petit, ne pâme pas ta sève par quelques craintes inutiles. Croîs, petit hêtre, croîs donc ! Que tes racines soient solides et que tes branches s'élèvent haut dans le ciel étoilé. Car, pour protéger les Quendi qu'ils aimèrent dès le premier regard, les Valar sont sortis en armes du Valinor enchanté pour porter la guerre contre leur frère noir. Et Melkor est depuis enchaîné par Angainor dans les cavernes de Mandos.
- Je veux bien croître, Nana, mais je veux aussi mes réponses, m'entêtai-je en fronçant les sourcils, une moue au visage.
Mais je ne devais pas avoir d'elle ce que je cherchais et ma curiosité fut finalement étanchée par mon père qui perçut notre conversation, lors d'un récit où je fus plus insistant que les autres fois, refusant de lâcher prise tant et si fort qu'il nous entendit. De mon père Rhawlalwen, je tiens une grande partie de mon caractère et il comprit fort bien que je n'abandonnerai jamais avant d'avoir ouï les réponses quémandées. Alors ce soir-là, il s'assit auprès de nous, les étoiles firent étinceler ses cheveux d'or pâle et la verdure de son regard, et je me tus en pleine récrimination pour l'écouter sans qu'il ne m'en fit la demande. Car il était un Elfe austère, très proche de la forêt et des animaux, et il préférait vivre parmi les bêtes, les oiseaux et les arbres qu'enfermé dans une cité. Il tenait lui-même cette amour de la vie sauvage de son père Taurorn qui, du temps de sa jeunesse à Cuiviénen, s'était par maintes occasions aventuré, en compagnie d'autres, loin des eaux du Lac de l'Eveil et il fut heureux qu'il n'ait jamais eut la folie de marcher seul sur ces chemins remplis de dangers.
- Sombres étaient les forêts de la Terre du Milieu avant l'arrivée du Grand Chevalier qui apporta aux Quendi la lumière du Valinor, commença mon père et sa voix grave roula sur les pierres en tintant.
- Sombres et terribles étaient-elles ! Car les ténèbres qui s'étaient abattues sur la Terre du Milieu depuis Utumno et Angband, les forteresses honnies de Melkor, avaient entravé la croissance de toutes les plantes qui, privées de la lumière des Lampes, avaient périclité malgré les efforts de la Valië Yavanna. Il ne restait plus guère de les ramures ombreuses des ifs, des sapins et du lierre qui savent survivre avec peu de lumière. De petits choses silencieuses et frêles cheminaient sous ces cimes décharnées et les collines étaient peuplées de sombres créatures aussi anciennes que robustes. Il y avait aussi les créations de Melkor que crachaient ses forteresses sur le monde et parmi elles, les premières, les Balrogs au fouet de flammes sombres.
Dans un couinement de souris, horrifié par la vision que mon père venait de réveiller dans mon esprit, je me cachai dans le giron de ma mère, giflé par l'aspect terrible que revêtaient les vérités que j'avais demandé. Mais je n'avais pas encore entendu la plus horrible de toutes ces anciennes vérités et il se passa un long moment avant que j'eus le courage de retourner voir mon père pour lui quémander la suite de son récit.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi les Quendi de Cuiviénen ont craint Oromë à son arrivée. Qui était-il ce Chasseur Noir avec lequel ils l'ont confondu ?
Quand il me vit à ses côtés, planté sur mes jambes pour démontrer la fermeté de ma question, Rhawlalwen comprit qu'il n'y échapperait pas et il me prit par la main pour me conduire jusqu'à Fainloth. Nous nous installâmes alors sur notre couche commune de feuilles et de mousse, environné par notre chaleur, protégé par notre foyer, et là, j'eus enfin droit à la fin du récit.
- De tous les Valar, ce fut Melkor, avant même Oromë, qui sut le premier que les Premiers-Nés étaient arrivés en Arda et il les détesta tout de suite d'une vive haine qui le poussa à leur envoyer un Cavalier Noir pour les enlever et les mener dans les tréfonds de ses forteresses.
Et que mes lecteurs me pardonnent mais je vais, à ce propos, faire une digression temporelle en rajoutant à cette conversation quelques phrases qu'échangèrent Rhawlalwen et Fainloth, quelques années plus tard, lorsqu'il fut évident que l'Ombre de Melkor était revenue en Terre du Milieu ; ainsi ses Orcs, nouvelle horreur qu'il jeta à la face du monde, assaillirent les Elfes de Doriath et d'Ossiriand, et aussi nos cousins des Falas, mais de cela, j'en parlerai longuement plus tard. Empli de naïveté, épargné par le fracas de la guerre sous le couvert des forêts de Doriath, je me questionnai sur l'origine des Orcs car il me semblait avoir compris que Melkor, tout puissant soit-il, ne pouvait donner vie à une créature indépendante de sa volonté depuis sa rébellion contre Ilùvatar. Là, à ces interrogations, le visage de mes parents se troublèrent, devinrent graves et même crayeux d'une horreur qu'ils espéraient fausse.
- Des malheureux, pris dans leur solitude, qui furent emmenés par le Cavalier Noir, dit alors Rhawlalwen d'un air sombre, plus personne n'en entendit parler ; et certains parmi les sages arguent qu'après maintes tortures, Melkor les déforma au point de créer ces Orcs qui nous ont assailli par surprise. De la vérité de ces propos, je ne saurais trancher car le Sombre Vala ne peut, en effet, comme tu l'as bien saisi, petit hêtre, plus donner la vie que celle qu'il a arraché à son destin et remodelé à son aise, mais je ne pourrais souffrir aussi de lui accorder le droit de refuser aux fëar des Elfes de quitter leur souffrance pour rechercher la paix en Mandos ; et cette vérité ferait aussi des Orcs des êtres aussi immortels que les Elfes, et de cela, j'aurais grande crainte.
- Et de la pitié nous devons avoir pour ces Elfes perdus dans les ombres, si un tel récit se révèle finalement vrai, murmura ma mère en me serrant contre elle car alors je pleurai pour nos frères et nos sœurs arrachés trop tôt au monde par la malveillance de Melkor. Avant même d'ouïr les rumeurs de ce sombre destin, leur sort me parut si injuste et cruel que j'en perdis le sourire un long moment. Pour redresser mon fëa éploré, ma mère me raconta alors une nouvelle fois l'Eveil à Cuiviénen, l'enchantement des premiers moments, sans plus parler du Cavalier Noir. Et sa voix éleva vers les étoiles nombre des chants qui furent créés et déclamés à l'aube du monde sur les rives du Lac de l'Eveil en l'honneur de la beauté des lumières qui régnaient dans le ciel.
- Car Cuiviénen reflétait la lumière stellaire comme nulle eau ne le fera plus jamais.
Et ce fut à ce moment-là que j'interrompis mon silence pour lui demander en ouvrant de grands yeux étonnés :
- Alors, Nana, pourquoi avons-nous quitté Cuiviénen ?
- De ce récit, mon petit hêtre, je ne suis pas la meilleure voix pour te le raconter. Car je ne suis pas de ceux qui se sont éveillés sur les rives de Cuiviénen. Il te faut aller en quémander la narration auprès de tes grands-parents et, parmi eux, Taurorn, père de ton père, est le meilleur conteur.
A cette invitation, je me troublai car mes grands-parents ne résidaient plus auprès de nous, eux qui avaient suivi le seigneur Olwë vers l'Ouest. Et à ce souvenir, mes yeux s'écarquillèrent et je sautai sur mes pieds pour pailler vers ma mère :
- Et de la raison de leur départ, aussi, je désire en avoir la connaissance. Mais comment, Nana, pourrais-je questionner ceux qui ne sont plus là ?
- En cherchant leurs voix dans les souvenirs de ceux qui se sont attardés. De Taurorn, je ne puis me faire ambassadrice, au contraire de ton père Rhawlalwen, d'autant plus qu'il a souvent débattu avec ses parents sur leur choix de partir vers l'Ouest. Je t'ai longuement parlé de Cuiviénen, par moment aidé par ton père, mais pour ce qui est de la Grande Marche, c'est vers lui que tu dois entièrement te tourner.
J'en fis ainsi et m'en allai aussitôt quérir mon père. Je me fis faon pour m'élancer avec des sauts de cabri entre les arbres et les Elfes qui me croisaient riaient et me demandaient où je courrais ainsi. Mes éclats de rire leur furent souvent ma seule réponse et ils continuaient leurs déambulations en souriant gentiment, semblant se dire que les secrets des esprits des enfants-elfes est souvent impénétrable et qu'il est vain d'essayer de les percer ; j'en suis moi-même convaincu par la suite quand, âgé de plusieurs siècles, j'eus à faire avec l'enchantement qui tourbillonne autour des enfants-elfes. Les rossignols gazouillaient au milieu des harmoniques bourdonnantes des insectes et, pendant un moment, porté par l'allégresse du monde, j'en oubliai ma quête pour danser une ronde autour des arbres, depuis toujours mes amis, et chanter entre mes rires avec pour seul auditoire les écureuils et autres habitants des bois.
Ce fut donc mon père qui me trouva dans ma folle farandole plutôt que je sois parvenu à me trouver sur le chemin de l'une de ses errances. Car Rhawlalwen était un digne représentant du vagabondage sous les étoiles et entre les futaies qu'affectionnaient les Teleri de jadis avant que notre peuple ne se scinde en plusieurs peuples, les Sindar et les Falathrim demeurant sous la nuit étoilée du Beleriand et les Falmari s'en étant allés par-delà la Grande Mer jusqu'au Valinor enchanté. Mais il n'interrompit pas tout de suite ma danse enchantée et m'y rejoignit de ses bonds puissants de cerf à la grande ramure couronnée de lierre et nous dansâmes, et nous chantâmes, et nous rîmes un long moment jusqu'à ce que la fatigue fasse peiner mon jeune corps qui chût se reposer sur l'humus doux de la forêt. Il abaissa alors vers moi la hauteur de ses jambes aussi sinueuses que des troncs ancestraux et m'enveloppa de la force réconfortante de ses bras ; et en vérité, de tels moments étaient rares entre nous car il errait souvent entre les clairières des forêts de Doriath, portant maintes fois son regard vers l'est plutôt que vers l'ouest.
Mais c'était bien de la Grande Marche vers l'Ouest enchanté du Valinor dont je désirais m'instruire auprès de son savoir et je ne fus pas long à lui quémander ses lumières dès qu'un court songe dans la Lòrien d'Irmo m'eut redonné de ma vigueur.
- Dis-moi, Ada, le récit de l'ambassade auprès des Valar et conte-moi, je te prie, les années de marche de Cuiviénen, à l'est, jusqu'au Beleriand où nous nous trouvons encore et aussi les raisons qui ont poussé le seigneur Olwë à s'en partir encore plus vers l'ouest alors même que son frère, notre Seigneur Elwë, s'était égaré dans nos forêts.
- Tu es bien curieux des choses anciennes, petit hêtre, et cela est bien car tes feuilles ne verdoieront jamais suffisamment si tes racines ne sont pas profondément ancrées dans le passé de ton peuple.
Alors je lui souris avec grande joie tant j'avais craint qu'il ne me refuse ma requête en prétextant une quelconque visite chez une des bêtes de la forêt qu'il comptait parmi ses plus proches amis. Il dut deviner le trouble que ses absences répétées causaient à mon esprit car il me caressa les cheveux avec de la tendresse dans son regard ; et de son amour, en vérité, je n'en doutait jamais.
- Mais ta curiosité a raté une étape, et non des moindres, ion-nim, car avant que la Grande Marche ne commence, il y eut déjà des affinités différentes pour nous séparer. Ainsi les Vanyar, les plus beaux d'entre les Eldar, les plus sages et les plus lumineux, eux qui s'en sont tous partis pour Valinor, suivaient Ingwë, et les Noldor, les plus habiles de leurs mains, les esprits les plus curieux, cheminaient derrière Finwë, qui fut tant aimé de notre Seigneur Elwë, et nous autres, les Teleri, nous étions si nombreux que nous avions plusieurs seigneurs, et parmi eux, le plus grand, Elwë Singollo ; et ce fut eux, d'entre tous, qui eurent le courage d'accepter la requête d'Oromë et de le suivre jusqu'en Aman.
- Le courage, Ada, est-il vrai ? Craignions-nous quelque chose des Valar ?
- Non point, ion-nim, même si certains arguent que notre sagesse enfantine n'était pas suffisante pour prendre la toute mesure de notre choix. Ce furent surtout les ombres de Melkor et les échos de la colère que les Valar menèrent contre lui qui assombrirent nos pensées à leurs noms. Mais vois ! Elles furent totalement dissipées lorsque nos seigneurs s'en revinrent de leur ambassade, les yeux chargés de la lumière des Arbres, ébahis de la beauté, de la splendeur et de la gloire des Valar et le cœur rempli d'amour pour les lumières entrelacées de Laurelin le lumineux et de Telperion l'argenté.
Alors que j'ouvrais la bouche pour quémander de plus amples détails, mon père me couvrit les lèvres de sa large main, un sourire amusé au visage. Je levai vers lui un regard stupéfait, étonné de le trouver me couper dans mes interrogations.
- Ne me demande pas, petit hêtre, ce que je ne peux te conter ; je n'ai point vu la lumière des Arbres de Valinor. Si la curiosité taraude de trop ton esprit, tu iras écouter les chants de la Dame Melian et ceux de notre Roi qui, seuls d'entre nous tous, ont connaissance de ces splendeurs.
- J'en ferai donc ainsi, Ada, mais je veux d'accord ouïr la suite de l'histoire que je t'ai mandé.
Rhawlalwen rit de mes ordres empressés que je lui adressais avec un aplomb considérable et mon rire ne tarda pas à se joindre au sien tant il claironnait joliment à mes oreilles et invitait à la joie. Ce fut dans leurs doux échos qu'il reprit son récit :
- Une première séparation eut alors lieu entre les peuples des Elfes car ils furent nombreux à refuser de quitter les grandes étendues étoilées de la Terre du Milieu ; ceux qui partirent conservèrent le nom d'Eldar qu'Oromë leur avait donné et ceux qui restèrent près de Cuiviénen furent appelés les Avari. Lors les Eldar étaient nombreux aussi et divisés en trois légions : la plus petite, aussi la plus rapide, était conduite par Ingwë aux cheveux d'or et il lui tardait de rejoindre la lumière de Valinor, Finwë et les Noldor le talonnaient mais s'attardaient par amitié pour Elwë Singollo pour attendre les Teleri, les plus nombreux et les moins pressés, car nous n'étions pas tous disposés à s'exposer à la lumière.
Mon père se tut alors d'un coup, comme pris d'une soudaine mélancolie dont les crocs féroces s'enfonçaient de plus en plus profondément dans sa chair, et ses yeux furent attirés vers l'est, sans qu'il ne cesse de me caresser les cheveux comme pour s'ancrer dans cet ouest qui était désormais sa demeure ; et pourtant, ce n'était pas le l'Ouest de Valinor.
- Mon père Taurorn fut parmi ceux qui douta le plus lors du Grand Départ et il se fallut de peu qu'il ne choisisse la voie des Avari mais son amour pour Elwë Singollo le fit finalement partir, et aussi parce que ta grand-mère, la sage-rose Merisael, riait déjà parmi les premiers rangs. Et il se laissa peu à peu convaincre devant l'éclat merveilleux qui rehaussait les yeux de notre Seigneur, tant et tant que, des années plus tard, il suivit Olwë vers les rivages de la Grande Mer... non, pas maintenant. Je vais trop vite, et je ne te contenterai pas, mon petit hêtre, si j'oublis dans la hâte de mes souvenirs, de te conter quelques étapes.
- Je saurai venir te trouver, Ada, pour te les quémander, si tel est le cas, lui assurai-je avec un sourire espiègle et j'eus la joie de voir les ombres mélancoliques déserter les futaies de son regard.
- Ne me dis point cela, mon petit, car sinon mon récit perdra en cohérence !
- Alors je saurai te dire quand ce sera le cas, Ada, et te remettre sur des chemins moins sinueux ! Maintenant, narre-moi cette étape que tu allais oublier, car j'en ai grande hâte.
- Ecoutez donc, mes amis, les arbres et vous aussi petits rongeurs de la forêt ! Ecoutez comment les mots de mon fils tranchent déjà l'air avec détermination.
J'entendis dans sa voix ses taquineries mais n'en eut cure et ne cessai de le dévisager avec impatience.
- Certes, j'en viens. Nous en étions au Grand Départ des trois légions. Ingwë était donc en tête, Finwë après lui et enfin les Teleri d'Elwë et d'Olwë. Oromë nous guidait de la blanche lueur de Nahar aux sabots d'or. Nous contournâmes alors la mer d'Helcar par le nord puis prîmes le chemin de l'ouest. Mais au nord, ah au Nord de Melkor ! - au nord, donc, nous vîmes les ombres que la guerre menée par les Valar y avait laissé et nombre d'entre nous prirent grand peur à cela et s'en repartirent vers les Avari, tant cette vision était terrible. Ceux qui restèrent débutèrent alors une longue et lente marche car il n'y avait lors aucune route ni nul chemin dans ces territoires immenses et inexplorés, si ce n'est des errances d'Oromë. Et à cette lenteur du terrain s'ajouta rapidement notre émerveillement à toutes ces nouvelles choses que nous vîmes en ces ans lointains, tant d'arbres, tant de fleurs et de fruits, d'animaux et d'insectes, et même les étoiles dansaient dans le ciel. Nous voulions visiter tous ces lieux nouveaux et nous y installer un moment pour les connaître jusque dans leurs secrets, d'autant plus lorsqu'Oromë nous quittait pour d'autres affaires.
- Et ce fut là que tu demandas la main de Nana ! le coupai-je avec un vif élan de la voix et des bras qui le surprit suffisamment pour qu'il en restasse muet un moment.
- Pas si tôt, mon petit hêtre à la sève impatience ! Tu nous vieillis de trop, ta mère et moi. C'est du mariage qui lia Taurorn et de Merisael dont tu fais mention, et je naquis aussi lors de ces années-là où nous nous attardâmes un long moment. Et quand nous partîmes enfin, tant d'autres étaient encore à venir, et je n'étais qu'un enfant-elfe curieux, guère âgé de quelques années dérisoires. Nous étions entre-temps parvenus dans une grande forêt qui débouchait sur un fleuve immense et au-delà se dressait devant nous de hautes montagnes que Melkor avait autrefois dressé pour couper la route vers le Beleriand. Les Vanyar et les Noldor suivirent rapidement Oromë par-delà les sentiers sinueux de ces monts recouverts de neige et de brume mais, nous autres, les Teleri, nous restâmes longtemps sur les rives du fleuve et les ombres de la forêt car un grand amour nous avions pour les deux alors que la montagne jetait nos cœurs dans les ténèbres de la peur, surtout lorsque la lueur de Nahar eut disparu de l'autre côté. Nous en eûmes si peur qu'un d'entre nous, Lenwë, s'éleva contre la décision de marcher vers l'ouest et s'en fut avec de nombreuses gens vers le sud du fleuve ; ainsi les Nandor se séparèrent des Teleri. Je n'eus jamais le désir de les suivre mais, par Ilùvatar ! Ah ! Cette forêt de l'autre côté des montagnes embrumées. Ah ! Cette forêt aux arbres si grands, à la verdure si riche, aux animaux si fiers ! Ah ! Cette forêt qui fait languir mon cour bien souvent malgré les beautés de Neldoreth, de Region et de Nivrim, et les bois d'Arthórien ; je manquai bien d'y demeurer à jamais, si je n'avais pas été une pousse aussi jeune et fragile qu'en ces temps-là.
L'émotion me saisit à la gorge alors que j'écris ces mots et me sort de mon récit avec la force du martèlement d'un cheval de guerre. Car, pour les lecteurs non attentifs, je reprends les mots de mon père avec des noms aujourd'hui connus de tous ; ces montagnes, ce fleuve, cette forêt nous sont particulièrement voisins et chers, à nous autres Sindar d'Eryn Galen. Lors, Rhawlalwen parlait des Montagnes de Brume, du Grand Fleuve Anduin et de Vertbois-le-Grand depuis tant de siècles célébré pour sa beauté. Et peut-être pouvons-nous donc mieux comprendre cet amour qui me saisit pour ces forêts quand j'eus effectué le trajet inverse que celui entrepris par mes aïeuls et retrouvé les Elfes sylvains qui avaient choisi de ne pas s'aventurer dans le sillage d'Oromë.
Pour en revenir à mon récit, l'émotion qui transcendait la voix de mon père me fit écarquiller les yeux et le regarder bouche-bée ; j'en compris alors mieux ses errances et sa mélancolie vers l'est, et plus tard, je repensai à ces moments pour lui pardonner d'avoir abandonné Doriath pour rejoindre les Nandor, en Ossiriand, malgré le danger, car ils avaient finalement traversé les Monts Brumeux pour venir s'installer en Beleriand en suivant Denethor, fils de Linwë.
Mon père se secoua soudainement, comme sorti d'un songe, qui n'allait pourtant pas aux jardins d'Irmo, et reprit plus lentement son conte, comme si une partie de son énergie l'avait quitté.
- Les Vanyar et les Noldor n'en pouvaient plus d'attendre, malgré l'amitié qui retenait Finwë, et ils traversèrent bientôt les Ered Luin. Au delà des Montagnes Bleues, ils longèrent le Sirion et arrivèrent sur les rives de la Grande Mer entre le Drengist et la baie de Balar ; grande peur les enserra alors à la vue des flots qui s'étalaient à perte de vue ! Certains fuirent vers les forêts et les montagnes du Beleriand.
- Beaucoup se sont perdus ou égarés ou ont rebroussé chemin, m'étonnai-je alors en ouvrant de grands yeux qui firent hausser un sourcil à Rhawlalwen.
- Mais dis-moi, ion-nim, ne sommes-nous pas aussi égarés ? Car nous sommes restés dans ces forêts quand Elwë Singollo fut perdu durant douze années et n'avons point terminé notre Grande Marche vers l'ouest.
- Conte-moi aussi cette histoire, Ada !
- Ne la connais-tu pas déjà ?
- Si fait, mais j'aime encore l'entendre. Car elle est belle et triste à la fois. Belle par l'amour de notre Dame et de notre Seigneur et de l'enchantement qui les prit.
- Et triste ?
- Car nous nous sommes séparés de nos frères qui suivirent Olwë.
- Pas que des frères, me répondit alors mon père avec un air chagriné que je compris aisément car mes grands-parents faisaient partie de ces Elfes-là qui s'en étaient partis vers Tol Eresseä et Alqualondë au-delà de la Grande Mer.
- Revenons un peu en arrière, veux-tu ? me demanda-t-il et j'acquiesçai en silence en me blottissant un peu plus contre lui pour mieux l'écouter.
- Nous passâmes enfin les Hithaeglir embrumées car Elwë était pressé par son désir des lumières de Valinor et par son amitié avec Finwë mais nous fîmes cependant une longue halte sur les rives du fleuve Gelion qui se situe peu avant la forêt de Region, vers l'est. Là se dresse la forêt de Nan Elmoth. En ces temps-là y chantait et y dansait au milieu des oiseaux Melian, une Maïa parente de Yavanna, venue des jardins de Lòrien en Valinor, la plus douée de tous les Maïar et les Valar pour chanter d'une voix ensorcelante. En Region et en Neldoreth, où nous résidons désormais, se tenaient les Noldor de Finwë et souvent Elwë traversait Nan Elmoth pour lui rendre visite et...
- Là, les rossignols, aimés d'entre tous les oiseaux par notre Dame, l'enchantèrent et le menèrent à elle où ils restèrent figés, ou endormis, pris par la force de leur amour, à se regarder sous les étoiles, oublieux du temps qui faisait croître les arbres autour d'eux.
- Si fait, tu connais bien l'histoire, mon petit hêtre. Et douze longues Années des Arbres passèrent ainsi, les Vanyar et les Noldor s'en furent vers Valinor, et nombre de Teleri ne purent plus attendre Elwë ; leurs fëar se languissaient trop des lumières d'Aman qu'ils avaient aperçu en Oromë et dans les yeux des Grands Rois. Alors Olwë, quoique grande fut sa peine d'abandonner ses frères, prit leur tête et ils s'en partirent également de la Terre du Milieu ; et parmi eux, mon père Taurorn et ma mère Merisael, et les parents de Fainloth aussi, et tant d'autres.
Il y avait comme de la tristesse dans sa voix et j'enserrai son torse de mes petits bras pour lui apporter tout le réconfort que je pouvais lui transmettre par ma présence et ma chaleur. Car il ne se remit jamais totalement du départ de ses parents et cette séparation amplifia paradoxalement son désir de retourner vers l'est, vers des racines qui lui convenaient mieux que l'incertitude de la mer.
- Ainsi advinrent d'autres séparations. Des Teleri restants, il y eut les Sindar, nous autres, les Elfes Gris qui se rassemblèrent autour d'Elmo jusqu'au retour de notre Seigneur, et les Falathrim de Cìrdan sur les rives du Beleriand, et enfin les Falmari d'Olwë en Valinor. Tous les Eldar qui atteignirent Valinor furent nommés Calaquendi car ils jouissent de la lumière des Arbres et tous les Elfes de Terre du Milieu furent nommés Moriquendi, hormis notre Seigneur Elwë Singollo qui nous revint finalement. Et ce fut en ces temps-là, et pas avant, que je mariai Fainloth, la blanche-fleur pour qui mon cœur battait depuis longtemps, et bien des années après, toi, notre petit hêtre, tu naquis sous les arbres du royaume de Doriath.
Et ce soir-là, ce fut la fin du récit de mon père. J'en ferai aussi le terme de ce premier chapitre dédié aux contes de jadis car j'avais commencé ces Mémoires, il y a bien longtemps maintenant, lors d'un âge aujourd'hui perdu sous les flots de la guerre, en me remémorant mon enfance à Doriath, et mes farces d'enfant-elfe, je le crains bien, ce qui fait directement suite à tout ceci.