Le silence était pesant, mais reposant.
Aragorn sentait en lui un mélange d'appréhension et d'anticipation. Il n'y a rien de plus libérant que de savoir que tout ce qu'on possède se trouve sur ses épaules. Il n'avait besoin de rien. Même si l'horizon semblait fort sombre, il savait qu'il y avait toujours de précieuses gemmes au sein même des aventures les plus amères ou dérisoires.
Alors qu'il chevauchait aux côtés de ses frères d'armes, le Dúnadan retrouvait l'homme qu'il avait été avant d'avoir commencé à servir les royaumes des hommes. Il avait changé, mais aux côtés de ces elfes, il se sentait encore jeune et avec un océan de possibilité qui scintillait à ses pieds. La grâce et l'aisance des deux frères lui rappelaient des sons et mouvements de son enfance.
Ils prirent congé d'Aragorn après qu'il eut décidé de prendre un autre chemin le rapprochant de la chaîne de montagnes qui gardait les secrets du Mordor.
Il y avait une odeur fétide qui s'élevait du cours du ruisseau. Comme si quelqu'un y était mort et avait pourri. Il avait assez d'eau dans sa bouteille. En aurait-il assez pour traverser le Mordor ? Il y avait entre les montagnes une trouée. Il pouvait passer sans difficulté dans le pays sombre, avec sa monture, mais une inquiétude montait dans son coeur. Etait-il prêt pour ce face à face ?
Il établit son camp non loin d'une cascade au flanc des montagnes. Elle coulait, mais sa couleur était d'un étrange ocre sombre. Aragorn partagea sa ration d'eau avec son cheval. Allongé sur son lit de camp, il regardait les étoiles. Mais ici, les nuages étaient encore plus épais. Ils semblaient venir du Pays Sombre.
L'odeur qui se dégageait de l'eau l'empêchait de dormir. Dans un semi-sommeil, il essayait de se purifier la poitrine, en pensant à tout ce que les fils d'Elrond lui avaient dit.
Arwen… Elle lui avait donné cette monture. Elle lui avait donné un signe d'espoir.
Penser à elle était comme une berceuse. Son corps se détendit et son coeur s'éleva. Il pouvait s'échapper de la torpeur que lui inspirait le Mordor.
Mais il était trop près de cet Esprit Maléfique. Il y avait des relents du Mordor qui se mêlaient à ses rêves. Il était à Minas Tirith, avec la couronne ailée sur sa tête. Il pouvait sentir la présence d'Arwen derrière lui. Il se retourna avec un sourire, mais sa belle dame avait un visage décharné. Du sang sortait de ses pointes d'oreilles, et ses yeux étaient terrifiants.
"Estel. C'est trop tôt... Tu n'es pas prêt. Bien trop tôt." Sa voix sifflait comme une lamentation.
Il se releva en sursaut. Le jour s'était levé. Mais il n'y avait pas de flamboyant lever de soleil. Amdir hennit en entendant la voix de son nouveau maître. Aragorn lui parlait en Sindarin et les yeux de l'animal suivaient ses mouvements. Il passa sa main sur son front, nez et son flanc avant de grimper sur son dos.
Ils arrivèrent à ce passage sinueux qui permettait d'entrer dans le Sombre Pays discrètement. Amdir traînait de la patte et hennit.
"Allons, allons.. Nous devons entrer ici." Aragorn lui parlait de sa voix mais aussi avec son esprit. Ses jambes pressaient les flancs de l'animal, et sa main lui gratta derrière l'oreille, cherchant à le rassurer. La monture et l'homme ne font qu'un. C'est ce que le Rohan lui avait appris, mais c'était aussi ce qu'on lui avait inculqué pendant toute son enfance.
Amdir continuait d'avancer. Le chemin montait légèrement en douce pente. Des deux côtés, il y avait des rochers érodés par le temps et peut être de l'eau. Autrefois, quand le Mordor avait été une contrée libre, l'eau ruisselait dans les montagnes. Une eau pure et désaltérante, avait-on écrit dans ces récits de voyages entreposés à Imladris.
Après une certaine altitude, le chemin descendait à nouveau, et Aragorn pouvait voir le Mordor. Tout semblait si silencieux, comme une tombe. Mais il se sentait observé. Un vent glacial cinglait ses joues. Il pouvait entendre une lamentation, comme la voix de l'Arwen de son rêve. Etait-ce trop tôt pour lui ?
Quelque chose serrait sa gorge, il toussa. Le vent apportait du sable dans ses bourrasques qui lui brûlait les narines et les yeux, et la gorge. Amdir continuait d'avancer sous la poigne de fer de son maître, mais Aragorn pouvait l'entendre geindre. Il lui flatta la peau entre les oreilles.
Il devait se rendre à l'évidence. Il n'était pas encore prêt à affronter le Mordor et le seigneur de ce royaume maudit. Au détour du chemin, derrière un tas de pierres, une silhouette sombre s'en détacha. Aragorn pouvait sentir son coeur battre plus fort que jamais. Il avait vu bien des choses, mais il n'était pas prêt. Il le savait. La silhouette s'avança, Amdir se cabra.
Aragorn pouvait voir son visage. Sa respiration ralentit et il maîtrisa sa monture. C'était une femme vêtue de bleu. Mais Sauron ne prenait-il pas des formes attrayantes ? En avait-il encore la puissance ?
La femme portait sur la tête une capuche de la même couleur que sa robe. Ses yeux gris le scrutaient comme si elle cherchait à voir s'il était vivant ou un sceptre.
"Que faites-vous ici, jeune homme ?" Elle criait contre le vent. Il ne répondit pas. Il tentait de voir quelque chose d'inhumain dans son visage. Mais elle avait la peau dorée, tirée par le temps, et des cheveux argentés qui s'échappaient de sa capuche.
Elle murmura quelque chose et le vent s'estompa. C'était donc Sauron ! Aragorn en tomba de son cheval. Il se heurta la tête contre une pierre. Le monde chancelait autour de lui. Il n'était pas prêt. La femme, d'une force surhumaine, le releva et l'entraîna à sa suite. Amdir les suivait docilement comme si de rien n'était. Ils s'arrêtèrent contre les flancs de la montagne, il y avait une grotte naturelle. Aragorn titubait derrière Sauron. Trop tôt. Trop tard.
Elle s'arrêta enfin. Il y avait autour d'eux des tentures grossièrement tissées. Un métier à tisser et un feu presque éteint. Dans la pénombre, Aragorn pouvait deviner le sujet d'une des tentures. Il y avait des visages et des éléments naturels. Le premier était une femme à la longue chevelure où poussaient des fleurs, celle d'après était une vague avec un visage courroucé. Ulmo. Ça ne pouvait être l'oeuvre de Sauron…
La femme le fit asseoir sur un coussin. Amdir ne montrait aucune crainte alors qu'elle le menait vers un mulet qui se nourrissait de foin. Il y avait aussi un abreuvoir. Le cheval ne semblait pas craindre la grotte et il obéissait à cette créature comme si elle avait été son maître.
Elle revint vers Aragorn et le toisa. Elle posa une main sur son front et ferma les yeux. Il essaya de se relever, mais elle le maintenait en place. Il n'avait jamais vu pareille créature. Sa fierté l'avait aveuglé. Il n'était qu'un simple soldat qui avait récolté quelques victoires et il pensait déjà être assez fort pour s'aventurer dans le Mordor ? Quelle folie !
"Tout va bien. Rien de cassé. Mais que faites-vous là, jeune inconscient ? Ne savez-vous pas où vous vous aventurez ?"
"Je pensais..."
"Clairement, vous ne pensiez pas."
Elle raviva son feu et y mit une casserole pleine d'eau.
"Savez-vous qu'aucune des sources qui coulent dans le Mordor ne peut vous sustenter? Vous et votre monture allez droit vers la mort."
"Mais.."
"Mon eau vient des souterrains. Je la puise… Qu'importe la manière. Je la puise des entrailles de la terre."
Elle se fit silencieuse alors qu'elle préparait son bouillon. Elle écrasa des feuilles dont le parfum se répandit instantanément dans la grotte. C'était un parfum si frais qu'il rappelait à Aragorn l'Arnor. Les douces plaines infinies du Rohan, l'Océan intarissable qui lapait contre le palais du Prince de Dol Amroth. Et sa frayeur, et son désespoir se dissipèrent. La femme enduisit sa tête avec une pâte faite par cette herbe. Le reste des morceaux d'herbes mijotaient dans l'eau frémissante.
"Qu'est-ce donc? "
"Arrêtez de parler et de bouger." Elle lui pansa la plaie qu'il n'avait même pas remarquée, mais qui l'avait sans doute étourdi. Il se sentait déjà mieux. Puis, elle déversa le contenu de la casserole dans un bol argenté. Elle le lui offrit.
"Buvez."
Il sentit son corps se détendre après chaque gorgée, comme si le précieux liquide s'infiltrait dans chacune de ses veines et de là, dans chacun de ses organes. Il ferma les yeux.
"Et bin ça dis-donc.. Qui l'aurait cru !?" La femme se parlait à elle-même. Il n'ouvrit pas les yeux. "Ce garnement ? Cet inculte étourdi ?" Elle ricanait à présent.
Aragorn ouvrit les yeux. La femme était penchée vers le feu, elle regardait l'eau s'élever en vapeur depuis sa casserole. Elle parlait à son âtre, à elle-même ?
Elle se retourna vivement. Ses nombreux colliers cliquetèrent.
"Vous faites vraiment un piètre effort… Vous, sur qui tellement d'espoirs reposent." Elle sourit, elle semblait presque normale. "Oui. Evidemment que je sais. Mais vous ne savez pas qui je suis." Elle riait encore, mais elle semblait moins folle.
Elle lui rappelait quelqu'un, mais il ne savait pas qui.
"Estel." Il se redressa brusquement. Comment savait-elle son nom ? "Pensez-vous que Mithrandir est le seul Istar à qui votre garde a été confiée? "
Il écarquilla les yeux et l'observa, pas seulement avec son regard, mais aussi avec son âme. Oui. Elle n'était pas Sauron, mais elle avait une présence qui rappelait celle de Gandalf. Elle était faite de la même substance, de la même lumière.
"Vous me reconnaissez. Mais ils m'ont tous oubliée. Même mes frères Istar. Et c'est pour le mieux. Car j'oeuvre dans l'ombre. A l'abri des regards. Heureusement pour vous… Sinon votre fin était dans les jours à venir, et avec la vôtre, celle de la Terre du Milieu. Vous êtes bien insouciant de votre devoir."
Aragorn fronça les sourcils. Elle lui parlait comme un enfant. Et l'enfant en lui voulait rétorquer. Il avait été très réfléchi. Il avait 49 ans, un guerrier qui en avait vu plus d'une. Il baissa le regard, comme un enfant pris en faute. Elle n'avait pas tort. Quelle folie lui avait pris de s'aventurer ici ?
"J'écoutais ce que mon instinct me disait. Il grommela.
"Non. Vous écoutiez ce que votre amour-propre vous disait. Fier petit coq qui pensait qu'il était temps pour lui d'aller chanter en haut de la montagne. Mais l'hiver est encore là... Il faut attendre le printemps. La renaissance. Petit Poussin à peine sorti de l'oeuf…
"Mais..."
"Mon petit. Votre sang est encore plein de ce courage, de cet orgueil que les hommes goûtent quand ils deviennent capitaine des autres. Vous en avez besoin pour guider vos soldats. Mais vous ne pouvez pas le laisser vous guider. Vous," elle murmurait à présent, sa voix se mêlant au crépitement du feu, "vous, fils de rois. Vous devez vraiment écouter votre âme et votre esprit. Il y a un temps pour penser comme un guerrier, un temps pour penser comme un prophète, un temps pour penser comme un guérisseur... Un temps pour penser comme un amant…"
Elle lui adressa un sourire coquet. Aragorn l'écoutait sans dire mot, il voyait de la sagesse dans sa folie. Mais ses derniers mots le laissaient perplexe.
"Fermez vos yeux." Aragorn déglutit, mais s'exécuta en silence. Les Istari avaient tous leurs petites bizarreries.
"Maintenant, écoutez. Ecoutez."
Ecouter quoi ? pensa Aragorn. Il écouta, d'abord le crépitement du feu, le vent, Amdir qui mâchonnait quelque chose, le souffle bruyant des animaux, la présence plus discrète de l'Istar. Et puis, il écouta le craquement de ses articulations, son ventre qui gargouillait... Et le sang qui coulait dans ses veines. Le battement de son coeur. Son attention s'en éleva quand le vent siffla lugubrement, rappelant son rêve et sa bien-aimée décharnée par le mal.
L'Istar se déplaça avec le cliquetis de ses bijoux. Aragorn l'écoutait aller et venir. Il n'était plus un soldat aguerri, un homme des grands chemins, il était un mortel face à une maia. L'air même frémissait du pouvoir contenu dans cet être. Il sentit qu'elle lui remettait un bol entre les mains. Machinalement, il reprit une gorgée. C'était encore une infusion de cette herbe magique.
Son coeur s'allégeait et l'Arwen qui s'avançait vers lui n'était pas un sceptre, mais la belle elfe qu'il avait aperçue. Lúthien qui faisait trembler même la mort avec son éclat.
Il pouvait sentir son souffle sur son visage. Elle le regardait avec inquiétude à travers un voile qui se brouillait, comme de l'eau. Elle lui sourit et puis son reflet se dissipa. Il ne pouvait voir qu'un miroir d'eau où se reflétaient les étoiles et la lune. Il tressaillit, sans ouvrir ses yeux, et ses lèvres se desserrèrent, laissant échapper un râle. Qu'il était loin du monde des elfes! Revoir Elladan et Elrohir lui avait rappelé son lien avec ces derniers. Mais il avait passé tellement d'années auprès des hommes qu'il avait oublié le sang qui coulait dans ses veines. A présent, il ne pouvait ignorer son bourdonnement qui était comme une complainte pour ces havres de paix. Comme les mouettes qui appellent les elfes vers l'Ouest. Les enfants de Númenor sont inlassablement appelés vers les leurs, les elfes.
Rivendell était loin, dans des limbes, mais il y avait d'autres contrées où vivaient les elfes. Il avait connu brièvement Eryn Lasgalen. Mais il y avait la mystérieuse Lothlórien, au bord du lointain Celebrant. Aucun mortel n'avait vu Caras Caladhon, ni Cerin Amroth qui se trouvait dans tant de poèmes. L'or des arbres, la voix des elfes… Ses narines s'emplissaient du parfum des bois et un rire le fit faire volte-face. Awen lui souriait avec ses mains ouvertes pour le serrer dans ses bras. Derrière elle, il pouvait voir une silhouette blanche lever les mains en guise de salut. La lumière blanche l'aveugla.
Ses yeux s'ouvrirent. Il reposa délicatement le bol à même la terre, il chercha l'Istar du regard. Elle dormait paisiblement sur son lit de feuilles et branchages. Il se sentait trop éveillé. Il savait ce qu'il devait faire, ce qu'il avait cherché à fuir et ignorer.
Il était fils des hommes, mais il était aussi fils des elfes. Il appartenait à ces deux mondes de manières différentes. Arwen. Comment pouvait-il braver le Mordor, en étant un simple mortel? Il était un Númenorien, un Dúnadan. Voilà ce qu'Arwen avait cherché à lui dire dans son rêve. Il s'était accompli en tant qu'homme, mais le sang de Lúthien murmurait à son oreille, le gardait éveillé.
Son coeur était ferme et il avait enfin la certitude de ce qu'il devait vraiment faire. Il se leva et tituba sur les pierres et les rochers qui jonchaient le sol de cette caverne. Son corps était endolori après son voyage et après tout ce temps passé immobile. Il était épuisé, comme un enfant qui avait couru trop loin avec ses petites jambes. Il jeta un regard circulaire. Il était en sécurité ici. Il était en présence d'une Istar. Ses yeux s'arrêtèrent sur une peau d'animal étendu à quelques pas du feu. Sans réfléchir plus, il s'y recroquevilla, se couvrant de sa cape et s'endormit en quelques profondes inspirations.
Ses rêves étaient limpides. Il voyait les allées de Rivendell, les cascades d'eau. Le parfum subtil des fleurs du printemps, ces petites violettes qui poussaient dans l'ombre, emplissaient ses poumons. Il voyait l'Arnor avec ses montagnes, ses forêts et rivières. L'air incisif du Nord. Le rire de sa mère. Elle souriait, elle tendait les bras vers un homme. Ses parents. Qu'ils étaient heureux ! Et qu'il était heureux, petit bambin insouciant qui jouait avec un tas de pierres. Trois pierres, six pierres, neuf pierres.. Et une autre. Le parfum rassurant de l'orge qui chauffait sur un feu de camp. Ils entendaient les chevaux hennir, à travers les plaines du Rohan, et le raclement d'une casserole.
Il ouvrit les yeux. Son regards passa sur ces parois rocailleuses qui contaient l'histoire des temps au-delà de l'entendement des mortels. Où était-il ? Ce n'était pas l'Arnor, ni le Rohan et encore moins le Gondor. Il se souvint de la tourmente du vent, aux portes du Mordor. A l'orée du pays sombre, il se trouvait en sécurité. Il s'étira. Malgré la dureté du sol, il avait bien dormi. Il ne pouvait rien entendre. Elle devait être sans doute partie. Une telle créature, dans un tel endroit ne pouvait être que le fruit de son imagination. Mais il se trompait, l'Istar était encore là. Elle préparait un petit déjeuner. Elle l'invita d'un geste de la main à s'approcher du feu.
"Allez-vous continuer vos aventures inconscientes à travers ce sombre pays?"
"Non. Je crois... Je crois que je sais où je dois aller à présent."
Elle hocha la tête d'un air satisfait. Aragorn inspecta son apparence. Il n'aurait jamais deviné qu'elle était une Istar, si ce n'était pour sa présence. Elle avait l'air d'une vieille ermite, un peu étrange, qui portait des coquillages à son cou et de nombreuses perles à ses poignets. Une folle, penseraient les gens simples. Comme ceux qui soupiraient à son passage dans l'Arnor, ceux qui ne savaient pas voir.
Il était étrange que les créatures les plus puissantes puissent paraître si insignifiantes. Sa vie insignifiante de mercenaire, de vagabond de grande route n'était qu'une apparence. Il y avait un autre battement au fond de son coeur, qui lui rappelait qu'un jour ou l'autre le couperet tomberait, et il ferait face à son Ennemi.
Quelle inconscience ! Elle avait raison… Il n'était pas encore prêt. Machinalement, il plongea sa cuillère dans la bouillie d'avoine que l'Istar lui avait donnée. Elle le regardait manger sans se servir. Il s'empressa de terminer son bol pour le lui rendre. Elle ne semblait pas en avoir un autre. C'était le même qu'elle avait utilisé pour lui donner son remède, hier soir. D'ailleurs, il avait oublié sa blessure. Il porta sa main au front, l'entaille ne saignait plus.
"Est-ce que je peux vous poser une question ?" Il demanda avec délicatesse. Les Istari n'était pas de quelconques mortels. Ils avaient une puissance et des secrets qu'aucun mortel ne devait et ne pouvait connaître. Elle hocha la tête, tout en emplissant son bol.
"Quelle était cette herbe que vous avez utilisée hier soir ?"
"Asëa Aranion."
Il fronça les sourcils. Il n'avait jamais entendu ce nom à travers ses voyages. Certes, ce n'était pas au Rohan ou au Gondor où il avait appris le plus sur la guérison. Il essaya de se souvenir de ce qu'il avait vu Elrond et ses fils utiliser, ou même les siens.
"Athelas." Il leva les yeux et hocha la tête en silence. Il avait entendu ce nom.
"La feuille des rois," il murmura. Il avait entendu parler de ce remède auprès des Dúnedain.
"C'est pourtant votre héritage le plus précieux. Certains peuvent dire que ce sont... une couronne, une épée ou un anneau. Moi je vous dirai que c'est cette herbe sauvage qui pousse là où personne ne la remarque."
Elle se leva pour farfouiller dans un tas de vêtements. Elle en sortit une sacoche en cuir.
"Tenez."
"Non. Non je ne peux pas. Vous en aurez besoin."
"En aurais-je?" Elle rit franchement. Il prit la sacoche dans ses mains, mais hésitait avant de la ranger.
"Vraiment, mon fils. Pensez-vous que j'ai besoin de ça pour survivre ? Eru m'a envoyée ici pour remplir mon devoir. Et c'est ce que je fais en vous donnant ça." Elle alla vers l'entrée de la grotte et se tourna vers l'extérieur.
"Le vent est tombé. Vous avez le temps de partir avant que ça ne recommence." Elle ne s'embarrassait pas de courbettes polies. Elle connaissait sans doute cet endroit mieux que lui. Il avait le temps de s'éloigner du Mordor et aller vers le Nord, en évitant le Gondor et les honneurs qu'il ne méritait pas. Il était bien trop tôt pour les trompettes de gloire, mais aussi pour un combat contre une créature dont la puissance dépassait la sienne. Un jour viendrait, quand toutes les pièces seraient parfaitement alignées pour permettre un tel duel.
Il se leva et rangea ses affaires. Amdir l'attendait sagement, même pas effrayé par l'obscurité de la grotte ou son air enfumé. Aragorn se tourna vers son hôte. L'Istar semblait l'avoir oublié, les yeux dans le vague.
"Je vais donc m'en aller. Mais, je vous remercie... sans vous…"
"Sans moi, vous auriez commis l'irréparable." Il hocha la tête, ses yeux baissés sur ses chausses délavées et crasseuses.
"Allez ouste. Allez-vous-en. Et que je ne vous revois pas… Avant bien longtemps."
Il murmura un autre remerciement, mais elle lui tournait le dos, travaillant sur son métier à tisser. Il guida sa monture hors de la grotte. Le vent s'était calmé, mais la puanteur qui s'élevait à l'extérieur de la grotte le fit presque étouffer. Il reprit le même chemin qu'il avait suivi.
Une fois sur la route du Harad, il se tourna vers l'Ithilien. Le soir, avant de dormir à la belle étoile, il rangea ses insignes et se débarrassa de sa tunique de soldat du Gondor. Il trouva une tunique simple, trouée à la manche, d'un brun sombre qu'il utilisait ses jours de permission. Cela ferait l'affaire Il n'était plus un soldat du Gondor, ni du Rohan. Qui était-il ? Où allait-il ? Il sourit en levant le regard vers la voûte étoilée. Ici, il y avait assez d'étoiles pour combler son coeur. Et bientôt, il serait face à l'étoile la plus éblouissante. Son sourire faisait mal à ses lèvres et ses joues. Il avait été trop longtemps trop las. Le monde des hommes dérivait à une vitesse qui faisait peur. Comme un navire qui ne pouvait lâcher l'ancre. Loin derrière se dressait le monde des elfes, comme une île dont s'éloignait inexorablement le navire des mortels.
Le monde des elfes était aussi le sien, celui qu'il avait connu enfant et celui qui l'appelait quand son corps était trop meurtri au combat, et son coeur vidé par les hommes. Il avait passé trop de temps parmi les mortels.
Il continua sa route, jour après jour, évitant le chemin quand il entendait les voix. Nuit après nuit, sous les intempéries et le silence, il redevenait Grands-Pas. Avec tous ces détours, pour éviter la population, il s'était un peu égaré. Il sentait de nouveau une odeur nauséabonde. Comme si la terre vomissait ses morts, membres par membres, et les laissait pourrir. C'était une odeur qui rappelait celle des champs de bataille, après le carnage, quand on se penchait sur un corps après l'autre pour voir qui était mort, qui était vivant, qui cherchait encore à vivre.
Aragorn se couvrait le visage. Au détour d'un rocher, il se trouva face à un marais interminable. Il avait connu bon nombre de marais dans l'Arnor, mais aucun n'était aussi grand. Amdir posa un sabot dans la gadoue et Aragorn sut où il se trouvait : le marais des morts.
Ça ne serait pas le chemin le plus simple pour rejoindre la Lothlórien, mais c'était celui qu'il avait trouvé.