Chapitre 15 – Le Mouvement Propre
Rejoindre la sphère centrale de l'Ispé fut aussi impressionnant que la veille. Il y régnait une animation joyeuse et débordante, à laquelle cette fois, il ne m'était pas difficile de me mêler.
J'oubliai très vite la combinaison donnée par Thoms. Elle était confortable et je ne ressentais rien de particulier. Sa spécificité était discrète que même pour celui qui la portait.
Nous nous rendîmes à la Pyrite qui était très animée. Des repas étaient en train d'être servis et la musique aux accents tribaux faisait résonner ses percutions basses comme des cœurs battant à l'unisson.
Mais comme la veille, ce qui me surprit le plus fut l'odeur. Il régnait dans le bar une chaleur intense, corporelle, et une odeur de phéromones que même mes sens humains décelaient. Et étrangement, c'était agréable. Je me sentis immédiatement porté par cette atmosphère.
― N'hésite pas à nous avertir si c'est trop suffocant pour toi, me dit immédiatement Arès, on t'emmènera dehors respirer un peu.
Feid prit ma main dans la sienne. Elle était rugueuse et chaude, une main d'ingénieur dont la force se communiqua aussitôt à moi. Je lui souris pour le rassurer.
Notre arrivée fut saluée par un concert d'acclamations et de voix joyeuses.
Rhil et Eyld, qui étaient là aussi, se levèrent immédiatement pour venir à notre rencontre. Rhil se jeta à mon cou en cirant mon nom. Je lâchai la main de Feid pour l'étreindre. Derrière son épaule, je vis son mnéis effleurer celui de Feid. Eyld pressa également le sien contre les leurs.
― Je suis si soulagée que tu ailles mieux, me dit alors Rhil en s'écartant.
Feid devait avoir répondu à toutes leurs questions en un rien de temps. Elle rayonnait et Eyld m'étreignit à son tour, me prenant par surprise, avant que je me retrouve dans les bras de Vost qui s'était levé plus tranquillement mais m'offrit son réconfort viril. J'échangeai quelques mots avec les trois mécaniciens, les rassurant de mon mieux, et heureux de les retrouver.
Je n'avais pas imaginé qu'ils s'inquièteraient autant de notre départ précipité de la veille et leur franche amitié me toucha sincèrement. Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours, et pourtant je ne doutais pas que l'attachement qu'ils développaient pour moi soit authentique. Les mnéméïdes avaient moins de réserve que les humains.
Après cette rapide discussion, je cherchai le regard de Feid qui me sourit avant de m'entraîner auprès d'Arès. Je fus présenté à la dizaine de récupérateurs aphaïs. Arès, dominant le brouhaha et la musique me donna le nom de chacun d'eux et je dus plonger le regard dans leurs prunelles de fauves aux couleurs étranges, devinant la chaleur et la force de leurs corps d'or sombre et de bronze.
Ces présentations auraient été terrifiantes si je n'avais pas été soutenu par les phéromones ambiantes. Arès lui-même dégageait une odeur sublime, et il me sembla qu'au lieu de m'habituer, j'étais de plus en plus sensible à l'atmosphère.
Un serveur Aphaïs acheva de disposer sur notre vaste de table de grands plats chargés de nourriture qui m'était inconnue et le dernier Aphaïs, celui qui ne m'avait pas encore été présenté s'approcha de nous.
Il était terriblement impressionnant. Son visage était dur et fermé, inquiétant, et son regard scrutateur était celui d'un prédateur à l'affût. Il se pencha au-dessus de moi et je papillonnai des yeux dans l'odeur qu'il dégageait était forte. J'éprouvai un mélange étourdissant d'émotions. Je me sentis parfaitement en sécurité, de plus en plus calme et détendu, presque hypnotisé.
― Il est sensible, sourit-il à l'adresse d'Arès. Comme Feid. C'est bien, il n'y a rien de plus dur que de ne pas pouvoir veiller sur ceux qui nous sont chers.
Le géant posa ses grandes mains sur mes joues. C'était chaud et agréable.
― Je m'appelle Archos, m'apprit-il. Je te souhaite la bienvenue dans notre clan, Seo. La famille d'Arès est ma famille, notre famille à tous.
― Merci, soufflai-je, ému.
― Comment te sens-tu ?
― Bien, dis-je avec une expiration amusée.
Je me sentais beaucoup mieux que bien, en réalité. Il me sourit, dévoilant ses dents d'ivoire acéré.
― Tu as rencontré Thoms ?
― Oui, nous lui avons rendu visite avant de venir. Merci pour votre conseil, il a…
― « Ton », me coupa-t-il, « ton conseil ». Ne me vouvoie pas Seo.
Se voix profonde et basse vibrait à mes oreilles avec une bienveillance rassurante. Il était troublant d'autorité protectrice.
― Merci pour ton conseil, répétai-je en acquiesçant, il m'a donné cette combinaison et… je crois qu'il m'a dit ce que j'avais besoin d'entendre.
― Bien. Prends ton temps. Acclimate-toi à ton rythme.
Je hochai la tête. Il me regarda plusieurs longues secondes avec un air de souveraine satisfaction, puis me rendit à Feid qui passa un bras autour de mes épaules et m'entraîna jusqu'à la table. Je m'assis entre lui et Arès.
Il n'y avait pas d'assiette, les plats étaient faits pour être consommés simplement à l'aide de longues piques dorées que l'on plantait dans la nourriture. C'était le même plat pour tout le monde, seuls les verres étaient individuels. Je mangeai avec appétit, reconnaissant. Arès commanda une boisson pour moi.
― Ce n'est pas de l'alcool, me prévint-il en me remettant l'un des gobelets de liquide ambré que le serveur venait d'apporter. Mais nos boissons provoquent aussi l'ivresse alors bois doucement, me conseilla-t-il.
Je goûtai le liquide avec une confiance naïve. Le goût était atroce. Un mélange d'acidité, d'amertume et de terre, comme si on avait mêlé fruits et champignons. J'avalai en m'étranglant à demi, et remarquai alors que les Aphaïs autour de nous me regardaient avec une anticipation.
J'eus un long frisson de dégoût et ils s'esclaffèrent.
― C'est affreux, hein ? me demanda Feid en buvant lui aussi une gorge de son verre.
Je lui adressai un regard perplexe. Comment pouvait-il boire ça ?
― Il est universellement reconnu que la kress a un goût affreux, m'expliqua Arès en souriant. Mais c'est une boisson très énergisante, il n'y a que des bonnes choses là-dedans. Et quand on commence à en boire, on a toujours envie d'y revenir.
Je hochai la tête, septique. Je n'avais pas du tout envie d'y revenir !
Les Aphaïs autour de nous me posèrent de nombreuses questions, se présentant à tour de rôle. Tous ceux qui étaient à portée de voix voulurent me parler. On me demanda avec beaucoup de tact d'où je venais, quel métier je faisais avant, si j'avais déjà voyagé, si j'avais de la famille dans le vaisseau qui avait quitté Sénéry, comment je m'intégrais à l'équipe de Feid… Chacune de mes réponses était suivie d'autres questions, si bien que je n'avais pas vraiment le temps de les interroger moi aussi. Leur culture pourtant semblait fascinante.
Je piquai dans la nourriture en découvrant qu'il s'agissait de plats relevés au goût puissant et entêtant que j'adorai aussitôt bien que je n'aurais pas vraiment su dire ce que j'étais en train de manger. Il me restait un arrière-gout du breuvage imbuvable, et étrangement, ce n'était pas désagréable, au point que par soif et par curiosité, je finis par tenter de goûter à nouveau. Et à nouveau je frissonnai de répulsion en avalant la kress, et à nouveau, quelques instants plus tard, j'eus envie d'y revenir.
Rhil et Eyld quittèrent leurs places pour venir se camper derrière nous et participer à la conversation. Rhil avait appuyé affectueusement les coudes sur mes épaules et sa main armée de la pique se lançait de temps en temps à l'assaut du grand plat posé au milieu de la table.
Dans une espèce de comique de répétition, Eyld qui s'était penché au-dessus d'un Aphaïs pour piocher aussi dans le plat se retrouva sur les genoux de celui-ci. Il protesta à peine pour la forme, avec le manque d'énergie d'une personne trop habituée.
Les Mnéméïdes semblaient parfaitement à l'aise avec les Aphaïs, et on était forcément à l'aise au milieu d'eux tant la chaleur et la joie de vivre qu'ils dégageaient était communicative.
Les conversations tournèrent autour des spécificités humaines qu'Arès expliqua à un colosse aux traits encore juvéniles. Je l'écoutai parler de mon peuple, expliquer notre mode de vie qu'il avait visiblement étudié, et parler des différences entre humains et aphaïs.
Et bien sûr ce n'était pas son intention, mais je me sentis étranger soudain. J'aperçus comme un effet de dédoublement la pièce dans laquelle je me trouvais et un décalage survint. J'eus l'impression de ne pas y être à ma place, d'être un étranger, un simple exilé déraciné de son monde et de son peuple. Le sentiment de vertige m'étreignit comme un air lourd et glacé, s'infiltra en moi.
Je luttai, tentai de revenir à mon sentiment de bien être, j'inspirai l'air saturé d'hormones, je me forçai à sourire. Mais rien n'y fit. Le froid était entré en moi. La tristesse et le sentiment d'arrachement étaient presque des sensations physiques auxquelles je n'aurais pu me soustraire et mon esprit ce débattit dans ces eaux froides. Ce malaise intérieur m'avait pris par surprise et je repensai avec abattement à Opsyma et Opsoei qui m'avaient averti que j'étais encore fragile, et susceptible de replonger à tout instant.
Je m'en voulus de me sentir ainsi, soudain effondré, et vide, sans aucune raison.
― Tu ne te sens pas bien ? me demanda Feid.
Je réalisai soudain qu'Arès aussi était immobile et me regardait. Pouvait-il percevoir mon état simplement en inspirant mon odeur ? J'espérais que non, je ne voulais pas les inquiéter pour rien. Et je n'aurais pas pu expliquer ce qui m'arrivait. Tout ce que je savais, c'était que je rêvais d'un lien mnéique. J'avais besoin d'être avec eux et je réalisai au moment où cette pensée se formait, que je portais la combinaison particulière offerte par Thoms.
― Ça va aller, assurai-je en me forçant à sourire à Feid. Où sont les toilettes ?
Il me dévisageait toujours, scrutateur, avec ses pupilles noires étrécies en deux petites étoiles perçantes.
― Je vais te montrer, viens.
Je me levai du banc que nous partagions en m'appuyant à l'épaule d'Arès qui m'offrit une caresse fugace tout le long de mon flanc.
Feid m'entraîna à travers la Pyrite bondée de monde à travers les voix fortes, les rires, les tables encombrées. Croiser un Aphaïs dans un espace exigu semblait être l'assurance de multiples contacts, ce que je découvris en me faufilant entre deux tables et en passant tout près d'un Aphaïs qui venait en sens inverse. Alors que les humains dans pareilles situation se faisaient une politesse de se toucher le moins possible, les Aphaïs, à l'inverse, s'effleuraient volontiers avec une sensualité étonnamment dénuée de désir.
Feid devant moi, maintenait son mnéis plaqué dans son dos, mais j'étais à peu près certain qu'au moins cinq personnes l'avaient quand même effleuré.
Ce fut donc avec l'impression d'avoir traversé une marée de mains baladeuses et après avoir été pressé « par hasard » contre deux torses vastes et musclés, que je me retrouvai devant un mur brut semblable aux autres. Feid pressa alors une sorte de cercle d'or qui s'illumina en jaune et une partie du mur coulissa, révélant des toilettes parfaitement semblables à ce que j'avais pu voir au centre médical.
― Je n'aurais jamais trouvé tout seul, reconnus-je. Merci !
― Je t'attends à la table, me dit Feid après avoir effleuré mes lèvres du bout des doigts. Si quoi que ce soit ne va pas, tu n'as qu'un mot à dire et nous rentrons, d'accord ?
Je hochai la tête et l'embrassai. Feid, toujours bouillonnant de cette passion qui semblait toujours au bord de l'implosion, me plaqua contre le mur, juste à côté du cercle d'or. Comme personne n'entrait la porte des toilettes se referma en coulissant. Je gémis sous l'assaut de Feid, étourdi par la sensation de son corps contre le mien.
Ce simple baiser me fit me sentir légèrement mieux, c'était comme me raccrocher à quelque chose de chaud, dense et tendre. Au milieu de ma noyade glacée, j'avais trouvé une prise pour me hisser vers la surface. Mais ce n'était pas suffisant. J'avais besoin de plus et j'en avais besoin tout de suite.
― Je te rejoins dans un instant, promis-je.
Feid hocha la tête et s'éloigna après un dernier regard appuyé. Je rappuyai sur le cercle d'or, la porte se rouvrit et cette fois j'entrai.
― Bonjour, veuillez choisir vos options sur le panneau de contrôle, me demanda une voix numérique.
Un hologramme apparut contre la porte qui venait de se refermer et indiquait « verrouillé ». L'affichage indiquait « individu mâle » et l'option de stérilisation était cochée par défaut. Observant la liste et resongeant aux conseils de Thoms, je cochai le lavement. Puis j'hésitai… Avec réticences, je choisis « lubrification profonde », et enfin, après m'être mordillé la lèvre, je sélectionnai « dilatation ».
Je pris une longue inspiration et validai mes choix.
― Vous pouvez à présent vous asseoir sur la cuvette, dit l'assistant alors que l'hologramme disparaissait.
Je dégrafai la partie de ma combinaison qui permettait justement d'aller aux toilettes, et après m'être soulagé, je subis avec de simples soupirs d'inconfort la stérilisation. La pompe, la pression sur mes testicules, la sensation d'être contraint à éjaculer, tout cela était toujours aussi désagréable. Pourtant, j'en souffrais bien moins que quelques jours en arrière, quand il avait fallu le faire pour la première fois. Je me sentais un peu moins effrayé et légèrement plus à l'aise.
Je laissa la machine me nettoyer et me sécher alors qu'un mince tuyau se pressait contre mon anus et me pénétrait lentement. Je respirais aussi calmement et profondément que possible alors que l'eau tiède coulait en moi. Je haletai en arrivant au maximum, le vendre gonflé, au comble de l'inconfort. Puis enfin le tuyau aspira l'eau, et je fus peu à peu soulagé.
J'expirai en sentant le tuyau se dégager de mon intimité. Un affichage indiquait les étapes et la lubrification me fut annoncée. J'eus néanmoins une petite crispation de surprise lorsqu'après m'avoir pénétré, un autre tuyau, plus fin, libéra en moi un liquide tiède et épais qui coula, sirupeux, entre mes chairs.
Je fermai mes mains en poings et supportai, patiemment, la libération du lubrifiant. Enfin, le tuyau ressortit, si fin que je ne le sentis presque pas, l'étape de la dilatation commença.
Comme au centre médical, une petite brosse munie d'espèces de doux picots épais et souples se présenta à mon anus. Elle s'attarda longuement sur l'entrée, me tirant de légers couinements en m'étirant délicatement. Heureusement que le vacarme du bar dissimulait tout autre son !
Je gémis franchement quand l'instrument entra. C'était aussi désagréable qu'une machine pouvait l'être, et pourtant, je sentais bien que mes chairs étaient efficacement étirées, et sans la moindre douleur.
La brosse entra profondément, étalant le lubrifiant donc j'étais plein, préparant mes parois assez loin au fond de moi. Je gémissais à un rythme régulier et plaintif quand enfin la brosse se retira.
L'assistant m'indiqua que tout était terminé alors que la brosse se retirait et qu'un jet d'eau suivi d'une soufflerie achevaient de me rendre propre et sec. Je me sentis poisseux et trop relâché lorsque je me relevai pour m'habiller, encore un peu tremblant, mais j'étais heureux d'avoir réussi à tenir. J'étais enfin prêt pour ce dont j'avais réellement besoin.
Je ressortis des toilettes après m'être lavé les mains et cette fois, tous les contacts, très différents des attouchements mécaniques que je venais de subir, me firent du bien, et je ne m'écartai pas tout de suite de l'Aphaïs qui m'attira contre lui, tout près du comptoir, pour laisser passer un serveur. Je lui adressai même un petit sourire auquel il répondit avec chaleur. Même les visages aux yeux de prédateurs m'effrayaient moins.
Arès et Feid m'accueillirent entre eux lorsque je revins et je m'assis sur les cuisses du premier qui enroula un bras autour de ma taille. Je guidai la main d'Arès sur le mnéis de Feid, pour qu'il entende aussi ce que je disais, et me penchant à l'oreille du mnéméide, je réclamai :
― J'ai besoin d'un lien mnéique. Maintenant.