La nausée persistante que Naoya avait ressentie dans l'esprit de la fillette était toujours là quand il reprit pied dans la réalité. Sa tête était lourde et ses membres, engourdis. Tellement qu'il réagit à peine quand la petite fille, terrorisée par ce qu'il venait de se passer, le repoussa violemment en poussant un cri. Elle s'éloigna dans le couloir en pleurant et le jeune garçon, confus, nauséeux, se redressa en tremblant. Le choc contre le mur lui avait causé un persistant mal de dos, mais l'image de Naoto, et la méchanceté qu'il avait ressentie chez les entités, ne quittaient pas son esprit. Alors, il se dirigea en claudiquant vers leur chambre, où il reprit sa place de veilleur auprès de son frère.

La nuit s'étira très longuement, et Naoya fut incapable de se calmer. Son coeur battait à toute vitesse. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser que les filles possédées étaient là, quelque part dans le centre et qu'elles pouvaient réessayer de les tuer à tout moment. Et que, si ça continuait comme ça, ces esprits maléfiques allaient les consumer toutes entières et dans ce cas-là...

"Naoya ? murmura soudain la voix douce de son frère dans le noir. Tu ne dors pas ? C'est à cause de ces filles... n'est-ce pas ?

-Grand frère..., balbutia le jeune garçon, qui sursauta presque au contact de sa main sur son épaule. C'est juste que... j'ai senti leur puissance. Elle est... elle est terrifiante !

-Bon... dans ce cas, nous devons faire quelque chose.

-Attends, tu es sûr que tu peux te lever ? Tu es encore blessé et...

-Ne t'en fais pas. Je me sens beaucoup mieux, grâce à toi."

Avant que son frère puisse essayer de l'en dissuader, Naoto enfila un t-shirt et ils se dirigèrent tous les deux vers la chambre des trois filles. Là, un spectacle terrifiant les attendait.

La petite fille, maintenue de force sur son lit, était entravée à la fois par l'adolescente aux cheveux courts, qui lui tenait les poignets au-dessus de la tête, et par leur aînée, la violoniste, qui se tenait assise sur elle et l'étranglait.

"Qu'est-ce que tu fais ?! Arrête ! lui hurla Naoto pendant que Naoya étouffait un glapissement de peur.

-Vous ?!"

Le visage des deux adolescentes se déforma de haine et de rage et elles bondirent du lit pour se jeter sur les deux frères, mains en avant comme des démons. Cependant, leur bestialité leur avait fait oublier les pouvoirs du jeune homme, et Naoto, en poussant un grondement de rage, tendit le bras sur le côté pour protéger son frère et projeta les deux filles contre le mur avec sa télékinésie. Elles heurtèrent le bois puis le sol en criant de douleur. Cependant, les menaces étaient loin d'être neutralisées. Naoya, derrière son frère, sentit une présence bien plus sombre et bien plus effrayante se frayer un chemin à travers la pièce. Et, avant qu'il puisse réagir, deux mains surnaturelles jaillirent du mur derrière lui et l'empoignèrent à la gorge.

Surpris, Naoya poussa un couinement de douleur que son frère n'entendit pas et, par réflexe, il tendit la main vers lui. Mais le noir et la douleur étaient trop forts, et ils l'aspirèrent avant même qu'il ait le temps de comprendre vraiment ce qu'il lui arrivait.

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Les hauts murs de pierres blanches d'un petit château se dressèrent devant Naoya, entourés d'arbres et d'une végétation luxuriante. Au milieu des buissons, il distingua des pieds nus et les silhouettes de trois jeunes filles...

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Naoto reprenait son souffle quand il perçut un danger dans son dos. Il recula aussitôt vers le centre de la pièce et un lustre s'écrasa derrière lui, projetant des morceaux de verre dans tous les sens. D'un regard, le jeune homme chercha son frère et le découvrit, sans savoir comment il était arrivé là, étendu, le regard vague, à côté d'une commode. Il voulut courir vers lui, mais trop tard, il sentit une présence bien plus effrayante que les autres près de son épaule.

C'était la petite fille. Elle avait disparu du lit et se tenait juste derrière lui, le visage déformé par un rictus dément. Elle tenait un morceau tranchant du lustre en verre dans la main et s'apprêtait à le poignarder avec. Juste au moment où sa main d'enfant allait s'abattre, Naoto la repoussa elle aussi avec son pouvoir et elle se cogna dans le mur.

C'est uniquement à ce moment-là, de façon totalement inattendue, que le calme revint brusquement dans la pièce.

Personne ne bougea pendant une seconde, puis l'aînée des trois filles tendit en tremblant la main vers la lampe pour allumer la lumière. Au centre de la chambre gisait toujours le lustre brisé, et, à part Naoto, ses occupants étaient tous étendus au sol tout autour de lui.

Aussitôt, le jeune homme se précipita vers son frère pour l'aider à se relever. Les deux filles, de leur côté, poussèrent un cri d'effroi en voyant l'enfant inconsciente et elles accoururent pour la prendre dans leurs bras.

"Que s'est-il passé ? s'écria l'aînée en se tournant vers Naoto et Naoya. C'est nous qui avons fait ça, n'est-ce pas ? C'est à cause de ces... choses qui étaient dans nos têtes, pas vrai ? Ces choses... ces choses qui nous faisaient commettre des actions horribles...

-Oui, confirma Naoto en l'observant manipuler tendrement la tête de l'enfant pour la poser sur ses genoux. C'était sans doute des esprits vengeurs, mais... Naoya ?

-Oui ?

-Est-ce qu'ils sont toujours là ?

-Non. Ils sont partis. Je crois que le choc que tu as causé à cette petite fille a refermé la porte des esprits qu'elle avait ouverte. Mais... je ne sais pas quelles en seront les conséquences...

-Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama la violoniste. Ce n'est pas possible !

-Qu'est-ce que vous lui avez fait ? renchérit son amie. Qu'est-ce que vous avez fait, espèce de brutes !

-Hé ! rétorqua Naoto avec froideur. Si votre compagne est dans cet état, c'est à vous que vous devriez vous en prendre ! Ce que vous avez fait était particulièrement dangereux. Ces esprits ne se sont pas manifestés tout seuls, et je suis certain que cette enfant n'avait rien à voir dans cette initiative !"

Honteuses, les deux filles baissèrent la tête.

"Je pense que ça ira, les rassura Naoya doucement. Elle n'aura probablement plus la capacité de parler aux esprits, mais c'est mieux comme ça."

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Une ambulance arriva le lendemain matin pour emmener la petite fille et s'assurer qu'elle n'avait pas de séquelles trop graves. Mikuriya était revenu au centre dans la soirée et les deux frères Kirihara se trouvaient dans son bureau lorsque les trois filles s'en allèrent.

"Ce n'était donc pas des pouvoirs psychiques qui occasionnaient de tels déboires à ces jeunes filles, conclut Mikuriya en prenant une bouffée de sa pipe. C'était une possession par esprits vengeurs.

-Mais ça, vous le saviez déjà, rétorqua Naoto.

-Pas pour les spectres... Naoya ? À quoi tout cela était dû, d'après toi ?

-Je ne sais pas, répondit laconiquement le jeune garçon. Je n'en suis pas encore sûr..."

À travers la fenêtre, les deux adolescentes leur faisaient de grands gestes d'adieux. Elles trainaient leurs valises derrière elles. Elles, au moins, ne reviendraient jamais ici.

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"Qu'est-ce que tu regardes, Naoya ? s'enquit Naoto quelques jours plus tard, en se penchant au-dessus de son frère, dans la bibliothèque.

-Je me disais bien que le château que j'ai vu dans cette pièce me rappelait quelque chose, répondit le jeune garçon. Regarde."

Dans le livre qu'il tenait, il y a avait une photo du petit château blanc, et une autre qui représentait trois filles, deux adolescentes et une enfant.

"Je pense que les trois fantômes étaient les leurs, dit-il. La légende raconte que les trois habitantes de ce domaine ont trouvé la mort très jeunes et dans des circonstances tragiques. Elles ont dû vouloir vivre la vie qu'elles n'ont jamais eue en s'emparant de ces filles, et... ça impliquait sans doute d'éliminer toutes les personnes qui pourraient les en empêcher.

-Je vois, répondit Naoto en s'asseyant à côté de lui. Et maintenant, tu crois que les esprits frappeurs sont repartis ?

-Je pense qu'ils sont retournés là d'où ils étaient venus. Jusqu'à ce que quelqu'un les invoque de nouveau."

Naoya referma le livre. Il espérait que les fantômes ne réapparaitraient pas de sitôt. Malgré la peine que lui causait leur tragique destin, il ne pouvait pas oublier qu'ils s'en étaient pris à son frère.