Bonjour à tous !
Ce premier texte a initialement été écrit pour une Nuit du FoF pour le thème "Simplicité". Mais j'y réfléchissais depuis tellement longtemps qu'il ne me paraissait pas parfait, pas assez travaillé. Du coup, pour le jeu d'écriture des 10 ans du FoF qui consiste à réécrire un texte en l'adaptant à des contraintes imposées, j'ai sauté sur l'occasion. Ici vous trouverez donc le texte original en 1e chapitre, puis toutes les versions revisitées au fil des contraintes par la suite (je préciserai la contrainte en début de texte).
J'espère que ça vous plaira !
Parmi toutes les interviews que Mila avait données, il y avait une question qui revenait fréquemment. Comment se sont passés vos tout débuts en tant que patineuse artistique ? Elle avait toujours légèrement rigolé à cette question et répondu qu'elle ne s'en souvenait pas. Que selon ses parents, elle avait trois ans et demi quand ils l'avaient inscrite à des cours et que ses souvenirs les plus lointains remontaient déjà aux compétitions menées chez son ancienne coach, quand elle avait cinq ans et que sa combinaison simple flip simple boucle piqué lui assurait la victoire de par sa difficulté à réaliser pour sa catégorie. Pourtant, quand l'interview était terminée, qu'elle rentrait dans sa chambre d'hôtel en attendant le gala de fin de compétition et qu'elle s'étendait sur son lit pour apaiser la douleur dans ses jambes, elle ne pouvait s'empêcher d'y réfléchir. Comment s'étaient passés ses débuts ?
Dans sa petite enfance, ses débuts avaient été très classiques : Inscrite à des cours par des parents qui, comme tous les parents russes, voyaient déjà leur enfant être la prochaine étoile montante du pays. Repérée à sept ans par Yakov dans une compétition régionale. Folle de joie et d'excitation quand il avait proposé à ses parents de l'entraîner. Quand il leur avait assuré qu'elle avait le potentiel pour devenir la championne olympique de la prochaine génération et qu'elle le deviendrait effectivement s'ils acceptaient qu'il l'entraîne. Ils avaient accepté. Elle s'était entraînée plus dur que jamais, elle avait monté en niveau dans des compétitions, là où il n'y avait plus rien de simple, là où elle n'avait aucune figure fétiche qui lui assurait la victoire par rapport à ses concurrentes. Son simple flip simple boucle piqué ? Il ne valait plus un seul point à son niveau. Les double salchow qu'elle était la seule à maîtriser avec son ancienne coach ? Le minimum syndical exigé désormais. Pourtant, à cette époque, elle n'avait pas encore perdu son enthousiasme. Elle s'en souvenait, ses yeux brillaient encore d'excitation, elle aimait patiner, elle aimait s'entraîner et se dire qu'un jour, elle deviendrait la plus grande patineuse artistique russe jamais connue. L'entraînement était dur, mais elle n'était pas démotivée.
Bien sûr, elle avait eu du mal à se faire un nom. Tant de jeunes filles russes essaient de franchir les compétitions, tant d'entre elles arrêtent alors que d'autres commencent à percer… Elle avait longtemps été un simple nom parmi d'autres, impossible à repérer pour les observateurs extérieurs. Ça ne l'avait toujours pas refroidie. Bien sûr que c'était difficile au début, qu'il y avait beaucoup plus de patineuses de neuf ans que de patineuses de seize ans. Qu'il lui suffisait de s'accrocher désespérément et qu'un jour, ses efforts et ses sacrifices finiraient par payer. Et, trois ans plus tard, ça avait effectivement été le cas. Elle avait douze ans, elle avait participé aux nationaux et les avaient remportés en concluant sa chorégraphie par un triple flip. Trop compliqué pour que la majorité de ses concurrentes ne sachent le passer en toute fin de programme, une routine pour elle qui aimait le flip, suffisamment pour le travailler encore et encore, plus que les autres sauts, jusqu'à ce qu'elle en fasse sa spécialité. C'était ce qu'elle avait dit aux journalistes après sa victoire. Est-ce qu'il s'agissait de sa plus grosse erreur ? Est-ce qu'elle aurait pu l'éviter ? Elle y avait longuement réfléchi avant de conclure que non, elle ne pouvait pas savoir. Elle sortait de son programme libre, elle était épuisée mais heureuse, surexcitée, elle avait douze ans, et ne suivait que peu ce que les médias disaient des patineurs professionnels. Elle ignorait les interrogations sur la carrière de Victor, le fait qu'il atteignait un âge où il ne pourrait que descendre et que les journalistes scrutaient désespérément les jeunes patineurs qui arrivaient sans pour autant déceler chez l'un d'eux cette relève tant espérée, celui qui continuerait à faire briller la Russie à l'international. Elle l'ignorait. Même si elle l'avait su, elle n'aurait pas pu faire le lien et réaliser le risque qu'il y avait dans cette interview. Et la sentence était tombée le lendemain. Elle avait remporté les nationaux, était devenue la nouvelle promesse du patinage féminin, et la plupart des journaux avaient publié en première page une photo d'elle exécutant sa pirouette assise et titrant : « La relève de Victor Nikiforov est en jupe ».
A l'époque elle n'avait pas réalisé la portée de ce titre. Elle avait même été plutôt fière d'être comparée à Victor. Il était une véritable légende vivante au sommet de sa gloire, bien sûr qu'elle était folle de joie de voir sa prestation être comparée à son talent. Le « Mais » de l'histoire était arrivé plus tard. Lors du gala d'exhibition de ses derniers championnats du monde junior. Elle avait dominé les compétitions juniors, s'apprêtait à faire une entrée sensationnelle chez les séniors, et avait écrit avec Yakov une chorégraphie d'exhibition qui lui ressemblait. Une tenue fluo, un chapeau avec lequel elle jouait durant toute sa danse, le tout sur l'air de Staying Alive. Le public avait été conquis et les journalistes aussi. Votre chorégraphie était tellement surprenante, on revoit véritablement les idées de génie de Victor en vous ! Elle était restée muette de stupeur devant cette phrase et les journalistes d'abord surpris avaient rapidement changé de sujet en lui posant une question simple pour l'aider à se ressaisir. La seule réponse à laquelle elle avait pensé, et qu'elle aurait peut-être dû leur répondre d'ailleurs, était simplement : « Bah non. Ça a rien à voir avec Victor, cette chorégraphie c'est moi… Elle me représente et c'est tout… ».
Elle n'avait pas répondu ça. Est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Pas sûr. Le mal était fait depuis longtemps, et personne n'aurait pu l'inverser. Pour le coup, elle n'avait même pas été surprise quand, à sa rentrée chez les séniors, tous les articles de journaux parlaient d'elle comme Celle que le public russe a surnommé « Nikiforov en jupe ». Elle avait pourtant secrètement espéré que ça leur passerait. Et puis, être comparée à Victor restait quelque chose de prestigieux. Elle n'avait clairement pas assez de culot pour se plaindre de voir son niveau être rapproché de celui de la plus grande légende du patinage que la Russie n'ait jamais connu. Les compétitions s'étaient enchaînées, et ses programmes étaient passés relativement bien auprès des journalistes. Les thèmes des programmes courts étaient imposés, ceux du libre devaient l'inspirer et être validés par Yakov et Lilia, impossible qu'ils sortent particulièrement du lot. Mais ses exhibitions étaient attendues, scrutées, examinées, détaillées. Et, à chaque fois, peu importe ce qu'elle faisait, les mêmes commentaires tombaient. Le costume qui ressemblait à celui de Victor en 2009, la même gestuelle que celle qu'il avait aux championnats d'Europe de 2005, le même style ou les mêmes figures que lors des Jeux Olympiques de 2012. Le même ceci, le même cela que Victor. Et quelques petits détails dont ils se demandaient d'où ils provenaient. Sans jamais qu'ils ne soupçonnent que ces détails, et même tout le reste d'ailleurs, étaient elle, juste elle, avec ses idées, ses envies, ses musiques préférées et ses envies vestimentaires qu'elle s'était jurée de tester un jour.
A partir de ce moment-là, elle avait tenté de se démarquer. De trouver La chorégraphie qui lui permettrait d'appliquer son style, ses idées, en prouvant au monde entier qu'elle n'avait aucune influence, peu importe sa proximité et son amitié avec Victor. Mais comment ? Quelle idée permet de se démarquer, quand elle est déjà comparée à quelqu'un dont les idées choquantes sont la marque de fabrique ? Comment se démarquer de quelqu'un dont l'originalité et la sidération sont les maîtres mots ? Victor avait déjà tout fait. Que pouvait-elle faire de plus ? Patiner en jupe pour insister sur leur différence ? Lui-même avait déjà patiné en jupe lors d'une exhibition des plus remarquables. Utiliser des accessoires ? Il avait déjà fait une chorégraphie en costume de prisonnier où il était attaché par des cordes. En costume traditionnel russe ? Déjà fait aussi. A court d'idées et folle de désespoir devant ses recherches de costume, elle avait même envisagé de patiner nue… Avant de se souvenir que ça aussi, Victor l'avait déjà fait.
Par dépit, elle s'était rabattue sur la simplicité. Des chorégraphies simples, les robes et les musiques les plus banales au monde. Est-ce que ça lui correspondait ? Non. Mais des choses simples et classiques étaient peut-être la seule chose que Victor n'avait pas faite dans sa carrière, et elle tenait beaucoup trop à hurler à la face du monde entier qu'elle n'était pas Victor. Des robes blanches sur un Hallelujah, une tenue dorée sur la musique du Roi Lion, une combinaison noire sur une musique combattive. Est-ce que ces chorégraphies avaient déçu les commentateurs qui attendaient quelque chose de plus surprenant ? Bien sûr. Au moins, elle avait réussi à les déstabiliser. Ils n'avaient pas su interpréter ses décisions, et elle avait déjà considéré cela comme une victoire en soi. Ils lui avaient posé la question souvent en interview et elle avait toujours répondu cette réponse qu'elle aurait dû dire trois ans plus tôt : Cette chorégraphie c'est moi, c'est celle qui me correspond le plus. Ils n'y avaient pas cru. Tout simplement parce qu'elle-même n'y croyait pas et que, malgré tous ses efforts et tous les conseils de Yakov et Lilia en termes de communication, le fait que ce qu'elle disait était faux finissait toujours par se voir.
Puis il y avait eu la saison de 2016. Celle où Victor avait pris une pause et était parti au Japon pour entraîner l'autre Yuri. Celle où le Yuri russe assurait déjà la relève, sans qu'il ne soit possible de faire aucune comparaison entre eux à cause de la rage et de l'insouciance de Yuri, et où elle était devenue la figure adulte la plus sûre que la Russie possédait encore. Celle où le public russe avait prié pour qu'elle ne suive pas le chemin de Victor et qu'elle continue à porter le drapeau russe au sommet du monde. Et où elle avait enfin eu cette occasion de leur montrer que non, elle n'était pas Victor. Que oui, elle avait survolé les étapes du Grand Prix et la finale avec le même talent, mais qu'elle était plus fiable, plus posée, plus consciente de ses responsabilités que lui. Toutes ses qualités qu'elle avait depuis toujours, que Victor n'avait jamais eues et qui aujourd'hui éclataient à la face du monde maintenant qu'il n'était plus là pour les éblouir par son talent en leur faisant oublier sa personnalité. Et bien qu'elle savourait intérieurement cette revanche, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir ce dernier regret de ne pas en être responsable. Que seul le départ de Victor lui avait permis de s'affirmer individuellement et qu'elle n'y serait probablement jamais arrivée sans cela.
Parfois, ce dernier regret la submergeait et elle se demandait si elle était véritablement capable de briller pour ce qu'elle était. Quand elle doutait beaucoup trop fort, elle rejoignait Sara sur Skype et son regard apaisait un peu ce doute. Elle avait connu beaucoup de concurrentes, beaucoup de fans, et tous l'avaient au moins une fois comparée à Victor. Tous sauf Sara. Elle, elle la voyait pour qui elle était vraiment et elle, elle appréciait Mila. Ni la prodige du patinage russe féminin, ni la coéquipière de Victor, ni sa relève, juste Mila et ce fait était probablement ce qui achevait de la convaincre que Sara était véritablement la personne avec laquelle elle souhaitait passer le plus de temps possible. Que, le jour où elle prendrait sa retraite, où elle aurait trente ans, aucun métier, aucun avenir, un corps en miettes et une estime d'elle-même lapidée par les critiques et les journalistes, Sara resterait là pour l'aider à se relever et à montrer pour de bon au peuple russe qui était réellement Mila Babicheva.
Quelques disclaimers oubliés dans le texte initialement posté dans mon recueil des Nuits :
L'idée m'est venue quand j'ai appris que, dans ses heures de gloire, la prodigieuse Evgenia Medvedeva était surnommée "Plushenko en jupe". Malgré l'honneur que c'était, je m'étais toujours posée la question d'à quel point ce surnom pouvait être problématique, et c'est cette réflexion qui a donné cet OS.
Toutes les chorégraphies citées entre les lignes ici existent réellement et sont trouvables facilement sur Youtube (avec nom du patineur ou de la patineuse et titre de la chanson) si elles vous intéressent :
Evgenia Medvedeva a patiné sur Staying Alive lors de ses derniers mondiaux chez les juniors
Evgeni Plushenko a fait un strip-tease mythique sur Sex Bomb, une chorégraphie en costume de prisonnier (The Prisoner pour la recherche Youtube) et une chorégraphie en jupe (Asisiay Exhibition pour la recherche)
La robe blanche et le Hallelujah sont de Kaetlyn Osmond
La tenue noire et musique combattive et le Kukushka d'Evgenia Medvedeva
La tenue dorée sur le Roi Lion est de Rika Kihira
En espérant que ça vous ait plu !