Seule et désespérée

L'Etoile du Soir s'en est allée

Douleur.

Anéantissement.

Incertitude.

Le roi Elessar, que ses vieux compagnons d'armes nommaient toujours Aragorn, s'était endormi de son dernier sommeil, après un "long" et glorieux règne. Long ? Les hommes le disaient. Pour sa veuve, la reine Arwen, cela n'avait duré que le temps d'un souffle. Pour une elfe le temps ne se mesure pas, puisqu'il est éternel. Elle n'avait pas vu passer les années durant lesquelles elle avait régné à Minas Tirith auprès de son époux bien-aimé. Reine des elfes et du Gondor, épouse et mère comblée, elle avait été heureuse sans la moindre arrière-pensée, sans que ne rien vienne troubler son bonheur. Aujourd'hui le choc en retour n'en était que plus rude.

Déchirement.

Affliction.

Amertume.

- C'était mon choix.

Oui, autrefois elle avait accepté la souffrance par anticipation, accepté de se séparer des siens, de son père et de ses frères notamment, en échange du bonheur de partager la vie de l'homme qu'elle avait choisi d'aimer. Le bonheur était passé sans un bruit. Aujourd'hui il fallait payer son tribut à la destinée. Elrond jadis l'avait avertie. Elle avait accepté le pacte. Elle ne regrettait pas. Mais combien était amère la coupe qui se présentait à elle à présent !

Désolation.

Désespoir.

Solitude.

- Rien ne pourra te réconforter. Rien ne pourra soulager la douleur de son trépas. Il en viendra à mourir, une image de la splendeur des rois des hommes dans une gloire non ternie avant la destruction du monde... Mais toi, ma fille ! Tu erreras sans fin, dans les ténèbres et le doute, comme la nuit d'hiver qui tombe sans bruit. Ici tu demeureras, prisonnière de ta douleur, sous les arbres qui dépérissent...

Elrond était bon prophète et savait de quoi il parlait. Les yeux noyés de larmes sous son voile de veuve, Arwen se souvenait très bien des paroles qu'il avait prononcées jadis. A l'époque elle avait décidé de passer outre. Aujourd'hui, elle ne savait pas comment supporter ce chagrin, l'horrible sentiment de la perte. C'était trop lourd, trop déchirant. Elle n'était pas assez forte pour cela. Pas assez forte. C'était trop dur.

Longtemps elle était demeurée prostrée près du corps immobile de son époux. Plus longtemps encore auprès de son tombeau. Elle aurait voulu se changer en pierre et demeurer là pour toujours. Toujours. Ne jamais le quitter. C'était son fils qui était venu la chercher, avec douceur et fermeté. Il avait tenté de la distraire de sa peine en prétextant avoir besoin de ses conseils. Mais la reine savait bien qu'il n'en avait nul besoin. Inconsolable, elle ne trouvait pas même de réconfort en la présence de ses enfants. Ployée sous le poids énorme de son chagrin elle avait quitté Minas Tirith, sourde à toutes les paroles de réconfort. Elle était trop loin, elle n'entendait rien. Plus rien. Rien d'autre que les plaintes de son cœur meurtri, les hurlements rageurs de sa peine, devenue furie. Si l'on avait tenté de la retenir, elle ne s'en souvenait pas. Elle savait qu'elle laissait le Gondor entre de bonnes mains et cela suffisait. Les plus grandes douleurs sont toujours solitaires.

Accablement.

Prostration.

Effondrement.

L'amour d'une elfe est comme le temps : immuable. Il ne s'émousse pas avec les années puisque les années n'existent pas. Arwen aimait Aragorn comme au premier jour. Sa disparition laissait en son cœur un vide béant, ô combien douloureux ! Lorsqu'elle portait machinalement la main à sa poitrine, si oppressée que l'air semblait par moment lui manquer, la reine s'étonnait de ne pas la retirer tachée de sang tant elle se sentait déchirée de l'intérieur.

- Rien ne pourra soulager la douleur de son trépas.

Elrond lui avait parlé avec affection autrefois, aujourd'hui pourtant cela sonnait comme une malédiction. C'était comme une créature invisible et cruelle qui s'accrochait à elle de toutes ses griffes et lui mordait le cœur. Une créature que rien ne ferait lâcher ou renoncer.

0O0

Désemparée.

Confusion.

Perdue.

Arwen était revenue en Lothlorien. Machinalement. Jadis elle avait connu ici des jours heureux. Peut-être inconsciemment cherchait-elle à en retrouver le souvenir, l'écho des joies d'autrefois… Pourtant, si lourds étaient ses pas. Si lourd était ce poids dans sa poitrine, qui l'empêchait presque de respirer, comprimait ses entrailles et ôtait toute fluidité à ses gestes. Elle se mouvait péniblement, lamentablement, avec l'impression que chaque mouvement lui coûtait, traînant ses épais vêtements de veuve, ses jupes de velours noir comme le plus lourd des fardeaux, son long manteau balayant tristement le sol derrière elle, ramassant les feuilles mortes.

« L'étoile du Soir », dont la beauté et la grâce étaient si célèbres, n'était plus que l'ombre d'elle-même. Sa chevelure noire était terne, ses yeux éteints, ses mouvements raides, presque mécaniques. Elle avait toujours paru lumineuse et semblait à présent sombre, triste et grise. Toute lumière l'avait quittée et ses yeux gris ne ressemblaient plus qu'à des fenêtres poussiéreuses dans une maison abandonnée.

Elle ne se voyait pas elle-même mais la Lórien paraissait lui renvoyer son reflet. Pire que ça, le reflet de sa tristesse. Car hélas, rien ici ne correspondait plus à ses souvenirs. Galadriel et Celeborn étaient partis depuis longtemps. Les lieux étaient déserts. Près du miroir de Galadriel, la végétation avait tout envahi. La source qui l'alimentait autrefois glougloutait encore derrière un épais rideau de lierre et le « miroir » lui-même disparaissait sous de souples entrelacs de tiges et de feuilles. La magie des elfes avait déserté cet endroit et la forêt avait repris ses droits. Arwen se sentit horriblement seule et délaissée. Finalement elle n'aurait pas dû revenir. Elle aurait préféré conserver intacts ses souvenirs. Elle s'assit sur une racine moussue et laissa couler ses larmes silencieuses sur cette terre autrefois si heureuse pour elle.

Faiblesse

Lassitude

Abattement.

Arwen avait perdu le compte du temps -encore lui !- qui avait passé depuis qu'elle errait à travers la Lórien, pareille à un fantôme des temps passés. Elle cherchait à se remémorer les lieux tels qu'ils étaient autrefois. Si cela emplissait son âme dolente de nostalgie, cela avait au moins le mérite de la distraire un peu du poids du deuil. Tandis qu'elle déambulait de la sorte, toujours à pas lents, accompagnée du seul bruit léger que faisait son manteau en glissant sur le sol derrière elle, son pied heurta quelque chose au moment où elle enjambait un lacis de racines noueuses. Elle baissa machinalement les yeux et aperçut une petite surface de bois, trop lisse et trop arrondie pour être l'œuvre de la nature. Désœuvrée, Arwen se pencha pour mieux voir. Elle écarta doucement les feuilles mortes et fut surprise de découvrir un petit coffret pris entre les racines, à demi enseveli dans l'humus et très abîmé par l'humidité et l'usure du temps. La reine en fut émue. Elle n'avait retrouvé aucun objet depuis qu'elle hantait ces lieux que la nature était peu à peu en train d'effacer pour jamais. C'était le tout premier. Elle s'assit sur une souche et ouvrit le coffret avec précaution au vu de son état. A l'intérieur elle découvrit quelques parchemins soigneusement pliés. Ils étaient en plus mauvais état encore que le coffret, dont le bois résistait tant bien que mal. Arwen parvint à en déplier un sans qu'il s'effrite entre ses doigts. L'encre végétale qui avait servi était en grande partie effacée, d'énormes taches de moisissure couvraient une bonne partie du texte mais Arwen parvint à déchiffrer quelques mots, écrits en langue elfique :

"… mon bien-aimé, même mes rêves sont vides sans toi…

Tout nous séparait, pourquoi ?

La mer va m'emporter, pourquoi ?

Si loin de toi, pourquoi ?

...

Je veux me souvenir de toi…

...

A quoi bon, sans toi ?

Pourquoi ? "

Apparemment il s'agissait d'un poème mais seules quelques bribes étaient encore lisibles. Il y avait une signature, mais elle aussi était à peine visible : un T, et à la fin un L ? Rien n'était moins sûr. Les larmes de la reine du Gondor finirent d'ailleurs de l'effacer. Ces quelques mots déjà presque rendus au néant reflétaient exactement ses propres sentiments. Sa propre peine. Qui donc avait pu écrire cela et confier son chagrin à un coffret depuis longtemps perdu ? Qui était cette inconnue -apparemment il s'agissait d'une femme- et quel sort contraire l'avait-elle séparé de celui qu'elle appelait "mon bien-aimé" ? Arwen se sentit en totale communion d'esprit avec cette inconnue mais, en même temps, cet autre chagrin venait de raviver le sien. Tant de peine émanait des mots !

Arwen remit le parchemin dans le coffre, qu'elle referma soigneusement. Elle chercha longtemps et fureta un peu partout jusqu'à trouver l'endroit adéquat : un creux sous un arbre dans lequel elle le plaça avec respect avant de refermer la cachette avec du bois et des pierres. Inutile ? Absurde ? Tant pis. C'était sa façon à elle de témoigner son empathie à l'inconnue qui avait ainsi confié son chagrin à un parchemin que le hasard lui avait fait découvrir. Ce n'était certainement pas fortuit. Une elfe ne croit pas au hasard.

"Bientôt la mer va m'emporter". Apparemment, l'inconnue avait fait le choix de s'en aller à Valinor. Arwen quant à elle avait renoncé à la seule possibilité de faire ce choix, longtemps auparavant : sa lignée n'étant pas purement elfique, chacun de ses membres avait eu un jour à choisir entre les hommes et les elfes. Par amour pour Aragorn, Arwen avait choisi les hommes et renoncé à son immortalité. Son destin s'achèverait en Terre du Milieu. Le regrettait-elle ? Ne pouvant rien y changer, elle ne se posait tout simplement pas la question.

Renoncement.

Abandon.

Apaisement.

Ses jambes lasses l'avaient conduites sur la colline de Cerin Amroth. Ici, en ces lieux pour elle marqués à jamais, ce lieu où Aragorn et elle s'étaient autrefois promis l'un à l'autre, rien ne semblait avoir changé. L'herbe épaisse était toujours constellée d'elanor et de niphredil, la vue portait toujours aussi loin et l'horizon immense s'ouvrait sur les quatre points cardinaux. En tendant l'oreille, elle croyait encore percevoir dans le murmure du vent la voix de son promis. Alors elle sut que sa triste errance allait prendre fin, exactement comme elle avait su autrefois, en un regard, qu'elle s'attacherait pour toujours à Aragorn le Dúnadan.

- Ici s'arrêteront mes pas et mes jours, murmura-t-elle.

Elle était toujours profondément affligée mais, après tant de semaines d'errance et de doute, elle se sentait enfin apaisée.

Elle s'allongea dans cette herbe longue qui lui semblait porter encore le souvenir des jours heureux et poussa un long soupir avant de fermer les yeux. La brise souffla doucement sur son visage et souleva ses mèches noires tandis que l'herbe caressait ses mains. Puisqu'elle avait choisi la mortalité des hommes, se coupant ainsi de Valinor et des siens, peut-être qu'elle pourrait retrouver celui qu'elle avait tant aimé. Au-delà des frontières du monde.

Oubli.

Néant.

Paix retrouvée.

FIN