Le trio ainsi formé quitta les ruines pour descendre un chemin sinueux à travers les arbres et les rochers. Nombre de bruits montaient du marais : le stridulement des insectes et les cris de quelques animaux, mais aussi les râles des carcasses qui circulaient dans l'eau stagnante, et plus étonnamment, le choc de grands bâtons sur le sol. En approchant un peu, les Morteflammes purent voir que chaque carcasse était munie d'un pieu de deux bons mètres qu'elle traînait dans tous ses déplacements. Le poids de leur arme improbable les rendait particulièrement lentes, et elles auraient posé encore moins de soucis si elles n'avaient été aussi nombreuses. Elles se déplaçaient tantôt en une procession le long des abords du marécage, tantôt se cachaient ici et là derrière les grands arbres – de vieux troncs souvent mangés par le lierre et cernés par des stèles de bois.
Les trois chevaliers progressaient avec prudence, s'épaulant les uns les autres, le long du marais. Hélios comprit vite qu'Anri d'Astora et Horace le muet étaient deux opposés parfaitement complémentaires : la jeune femme était aussi fine dans le maniement de son épée droite que son compagnon était puissant et brutal avec sa hallebarde. Le porte-braise n'était cependant pas en reste et son épée de glace s'avérait plus efficace encore que prévu.

D'autres créatures peuplaient également les lieux. Dans les bois, il y avait des monstres insectoïdes pourvus d'une grosse carapace et capables de cracher un nuage de poison ; dans l'eau vaseuse, de "simples" crabes de la taille du pavois d'Hélios. Fort heureusement, les trois Morteflammes n'étaient nullement inquiétées par ces menaces. En revanche, le trio se senti bien moins assuré face aux deux crabes géants qui vinrent défendre leur progéniture.
Hauts comme deux hommes et larges comme dix, une seule pince devait peser à elle seule autant qu'un cheval. Et comble de malheur, malgré leur taille, ils étaient tout aussi vif et rapides que leurs petits – la fuite n'était donc pas une option.
Horace, ayant miraculeusement réussi à séparer les deux crustacés géants, frappait la carapace de celui qui lui faisait face avec hargne, mais le fer de sa hallebarde rebondissait avec une étincelle sur la chitine, sans causer le moindre dommage. Le crabe ne semblait même pas le remarquer tant il continuait d'essayer d'écraser le chevalier silencieux en fracassant ses larges pinces sur le sol, soulevant des gerbes d'eau croupie. Entre deux esquives, le muet risqua un coup d'œil vers Anri et Hélios. Ces deux derniers s'en tiraient à peine mieux que lui.

Ils avaient également remarqué qu'il était impossible d'entailler le bouclier naturel de leur ennemi. Ils se risquaient donc aux attaques frontales, ciblant les zones les moins protégées, mais s'approchaient aussi dangereusement des immenses tenailles. Pourtant, ce n'est pas d'elles que vint l'attaque suivante du crabe géant. Ayant trouvé suspicieuse la formation de bulles sur les mandibules, les deux revenants purent esquiver le crachat soudain. Plus qu'une simple projection de salive, c'était un véritable torrent d'eau et d'écume qu'il envoya avec tant de puissance que le grand arbre qui le reçut s'inclina, menaçant d'être déraciné. Quand le jet pressurisé cessa enfin, le Tranque-Seigneurs pu voir que l'écorce du végétal avait été creusée presque jusqu'au cœur. Anri ne prit pas le temps de noter ce détail et couru, lame au clair, vers le crabe monstrueux. Glissant dans l'eau vaseuse, elle esquiva in extremis les pinces qui fondaient sur elle pour se placer juste devant ses mandibules et, de toutes ses forces, plonger son épée dans la chair tendre, entre deux plaques de chitine.
Le crabe émit un bruit improbable qui ne laissa aucun doute : il souffrait. La Morteflamme, se doutant que son ennemi ne la laisserait pas faire davantage pivoter sa lame dans la plaie, se jeta – elle l'espérait – hors d'atteinte des énormes pinces. Mais sans son arme. Celle-ci était restée à moitié enfoncée dans le monstre marin. Anri cherchait le moyen de la récupérer quand la tenaille géante du crabe blessé fonça sur elle. Malgré son bouclier tenu à deux mains, le choc fut tel qu'elle vola sur plusieurs mètres. Hélios, priant pour que sa camarade soit toujours consciente, se précipita devant le crustacé dont le dernier mouvement avait laissé la blessure à découvert. Plutôt que de tirer sur l'épée, il l'enfonça d'un coup de pavois, faisant vaciller le monstre de douleur. Le Chercheur de Flamme profita de ce minuscule temps mort pour ajouter sa lame de givre dans la plaie devenue béante. En un nouveau "cri" puissant, la créature marine s'effondra sur le sol. Le chevalier se jeta sur son adversaire tombé à sa hauteur : d'un coup de botte, il enfonça l'épée d'Anri jusqu'à la garde et fit pivoter sa lame glacée qui la juxtaposait avant de brutalement tirer les deux armes d'un même mouvement. Le crabe éventré convulsa quelques secondes avant de basculer sur le dos, inerte.
Le second crustacé géant connu un sort similaire peu de temps après, tombant sous les coups des trois Morteflammes.

La petite équipe longeait les abords du marécage, marchant sur une bande de terre prise en étau entre une masse rocheuse et l'eau stagnante du bourbier. Hélios jeta brièvement un regard par-dessus son épaule pour voir le duo qui marchait quelques pas derrière lui. Le muet suivait de près sa partenaire au bras pendant. Elle ne souffrait pas – comme tout mort-vivant –, mais ne pouvait plus tenir son bouclier qu'elle avait dû attacher dans son dos. Le coup de pince qu'elle avait tenté de parer avait fêlé plusieurs de ses côtes et brisé son bras gauche en même temps que sa fiole d'Estus. Le Traque-Seigneurs lui avait bien proposé de boire à la sienne, mais elle avait poliment refusé, expliquant qu'une fiole ne pouvait soigner que son propriétaire – l'objet étant magique, cela lui parut presque logique. Quand il avait suggéré de se reposer au feu – au moins pour que le pouvoir des flammes répare son flacon de soins –, elle avait laissé passer un silence étonné.

- … Et affronter à nouveau ces choses ?

- Comment ça ? s'était inquiété le chevalier.

Elle lui avait alors enseigné une des étranges méaniques du monde qu'elle et son compagnon avaient constaté : chaque fois que l'on se reposait à un feu, toutes les créatures occit revenaient à la vie, comme si personne n'était jamais passé par là, comme si le Feu restaurait les monstres en même temps que ceux qui se reposaient devant ses flammes. Alors qu'Hélios restait muet de stupéfaction, elle s'étonna de son ignorance. Il lui révéla qu'il n'avait jamais eu besoin de faire demi-tour après s'être reposé et n'avait donc jamais remarqué ce fait. Il se fit la réflexion que, même quand il était allé cherché Irina, il n'avait pas eu besoin de réellement revenir sur ses pas. Il avait bien croisé des rats dans les égouts, comme lors de son premier passage, mais de là à penser qu'il s'agissait des mêmes rats…

Un bruit de chaînes le tira de ses pensées. S'immobilisant en position de combat, il tendit l'oreille. Ce n'était pas le même cliquetis que celui des fines chaînes des esclaves du Camp des Mort-vivants ; non, c'était bien plus lourd, plus imposant, et surtout, cela cognait régulièrement contre le bois. Alerté par l'attitude du Traque-Seigneurs, les deux autres Morteflammes prirent une posture similaire. Hélios demeura une poignée de secondes sur place. Devait-il vraiment essayer de combattre la chose – quelle qu'elle soit – qui faisait ce bruit étrange, ou pouvait-il se contenter de contourner largement l'arbre derrière lequel elle semblait se tenir ? Contrairement à Lothric, il pouvait se permettre d'éviter bien plus de combats ; devait-il esquiver celui-ci ?
Quand Anri entra dans son champ de vision, il se surprit à sourire. Il n'était plus seul. Certes la jeune femme était diminuée, mais ils étaient trois chevaliers aguerris. Il n'avait plus de raison de redouter un combat. Il regretta presque instantanément cet abus de confiance quand son ennemi apparu.
Bien que se tenant voûté sous une grande croix de bois – une croix surmontée d'un cercle ; ce même symbole était répété sur toutes les stèles du marais – à laquelle il semblait avoir été attaché avec de lourdes chaînes puis crucifié, le monstre était haut comme deux hommes et rapide comme un fauve. Au bout de ses bras aux muscles desséchés se trouvaient de larges mains, couvertes de sang, pourvues d'ongles si longs et durs qu'ils s'apparentaient à des griffes tranchantes. Les bandages sals et mal agencés de son visage laissaient apparaître sa peau brunie par la décomposition, deux yeux rouges étincelants d'une lumière malsaine et une gueule effroyable dont les trop nombreuses dents aiguisées semblaient empêcher la créature de fermer la bouche. Son cri guttural était plus abominable encore que son apparence.
La chose joignit ses mains hideuses au-dessus de sa tête avant de les abattre jusqu'au sol et avec force là où se tenait Hélios, moins d'une seconde plus tôt. Le choc souleva une motte de terre et un petit nuage de poussière. Horace, loin d'être impressionné par cette démonstration de puissance, voulut contre-attaquer immédiatement, mais la chose était vive et fit un bond de plusieurs mètres en arrière, évitant aisément la hallebarde du muet. Anri allait charger à son tour, mais fut prise d'un doute bienvenu en voyant le monstre prendre appui au sol. Il se projeta vers le trio à une vitesse folle, fendit l'air de ses mains décharnées, manquant la jeune femme de peu.

Hélios voulait abréger au plus vite ce ballet d'esquives ; c'est pourquoi il contourna largement son ennemi, essayant d'anticiper ses déplacements. Il fallait qu'il parvienne à le blesser aux jambes, d'une façon ou d'une autre, pour le ralentir et l'empêcher autant d'esquiver que de lancer ses assauts foudroyants. Une entaille suffirait – en théorie. Il fallait "juste" trouver le bon moment, la minuscule ouverture. Le chevalier était si focalisé sur sa cible, qu'il n'entendit que vaguement l'appel désespéré d'Anri, au moment même où il s'élançait.

- HÉLIOS !

Il n'avait pas bougé. Pourtant, il était certain d'avoir prit son élan, d'avoir donné cette impulsion pour frapper le monstre qui se trouvait devant lui. Il ne pu que regarder la jeune femme et son compagnon lutter, sans pouvoir prendre part au combat. Le Chercheur de Flamme était cloué sur place par il ne savait quelle sorcellerie. Par cette même sombre magie, ses forces le quittaient à une vitesse vertigineuse. Il aurait même déjà dû s'écouler, ses jambes ne le portant plus. Ce n'est que lorsque sa tête bascula vers le sol qu'il vit la pointe ensanglantée d'un espadon dépasser de son buste. Puis ce fut l'obscurité totale.

Hélios ouvrit soudain les yeux, suffoquant dans son heaume. Il s'assit tout aussi brusquement avant de marquer un arrêt. Perplexe, il demeura immobile plusieurs secondes face aux langues rouges qui léchaient la lame torsadée qui lui faisait face.
Il était devant un feu. Devant le feu où il avait fait la connaissance d'Anri et Horace, au cœur des vestiges d'une forteresse. Il se rappelait pourtant d'une épée, large et noire, en travers de sa poitrine. Il avait l'impression de la sentir encore. Le chevalier se débarrassa précipitamment du haut de son armure ; il fallait qu'il vérifie, qu'il voit de ses propres yeux.
Il était bel et bien indemne. Pas une trace ne subsistait de cette lame qui l'avait percé de part en part. Le début de soulagement qu'il ressentit se métamorphosa rapidement en horreur. Il n'était plus incandescent ; il avait perdu sa braise, il avait perdu le pouvoir du Feu. Il se sentit soudain beaucoup plus faible, vulnérable même.
Il ne pouvait rester dans cet état ; cette sensation d'être diminué l'écrasait. Il ne la supporterait pas bien longtemps. Avec une fébrilité presque maladive, il fouilla une à une ses sacoches pour en tirer une braise – la seule qu'il avait récoltée –, celle de Vordt. Sans une seconde pensée, le revenant broya des deux mains l'objet qui, en se désagrégeant, lui rendit sa Flamme. Il attendit d'en être complètement imprégné pour pousser un long soupir de soulagement. Posant de nouveau son regard sur le feu, il réalisa ce qu'il s'était passé.

Il était "mort".

Le terme était assez vague pour un mort-vivant. Mais il savait que, pendant un instant, un instant seulement, il était devenu poussière et cendres, comme il l'aurait dû l'être depuis fort longtemps si le Feu n'avait refusé son sacrifice. Les mots amers de Faucon Du-Breuil résonnèrent en lui : "la mort elle-même ne veut pas de nous".
Sa "mort" avait été rapide ; il n'avait pas eu le temps de sentir son corps ramollir, s'effriter, se désagréger en cendres et se disperser aux quatre vents. Il s'était juste senti faiblir avant de sombrer dans l'inconscience. Malgré cela, il en gardait une mauvaise expérience. Il n'avait pas ressenti la moindre douleur, mais la sensation désagréable qui persistait après la résurrection en était suffisamment proche pour qu'il n'ai pas envie que cela se reproduise.

De nouveau équipé, il se releva et hésita longuement. S'il était revenu à un feu, les monstres étaient-ils réapparus comme l'avait prédit Anri ? Si oui, comment pourrait-il vaincre seul les deux crabes difficilement abattus à trois ? Pis encore, il n'avait pas vu celui qui l'avait tué, il ne savait donc pas qui avait pris possession de ses âmes. Peut-être qu'en se dépêchant, en courant à travers le marais, en évitant tous les monstres, peut-être pourrait-il rattraper ses deux compagnons ? Non, certainement pas. L'endroit où il était mort était relativement loin, et arriver hors d'haleine avec une cohorte de créatures haineuses à ses trousses n'était pas une bonne idée. Toutes ces conjectures se basaient sur le fait que le duo avait poursuivi sa route, ne pouvant se permettre d'attendre.
Une nouvelle question le frappa soudain : combien de temps s'était-il écoulé entre sa mort et son réveil ? Le revenant leva les yeux vers le ciel. Le soleil ne semblait pas avoir avancé dans sa course. Pas du tout. Et maintenant qu'il y pensait, pas depuis qu'il était arrivé à Lothric – ou trop peu pour être notable. Le porte-braise fronça les sourcils. Comment avait-il pu passer à côté de ce fait complètement contre-nature ? Il ne pouvait pas s'être réveillé aux Cimetière des Cendres, avoir affronté et vaincu Gundyr, avoir exploré Lothric, combattu et abattu Vordt, traversé le Camp des morts-vivants et être parvenu jusqu'à la Route des Sacrifices en si peu de temps. Il était vrai que cette luminosité constante l'aidait dans sa progression, mais il ne s'expliquait pas ce phénomène pour le moins étrange.
C'est alors qu'Hélios comprit le sens réel des paroles de la Gardienne du Feu. "Il est vrai que le Feu se meurt, mais son extinction n'est pas imminente. Si cela doit arriver, la Flamme Primordiale affichera dans le ciel sa détresse et que le temps vient à manquer" avait-elle dit. Le ciel ne changerait donc d'aspect que lorsque le Feu viendrait à faiblir ; cela lui était soudain apparu comme l'évidence même. Il n'avait donc aucun moyen de savoir combien de temps s'était réellement écoulé depuis son décès. Horrifié à l'idée qu'il ai perdu de ce temps si précieux qui lui faisait déjà défaut, le Chercheur de Flamme quitta prestement les ruines de la forteresse.


Je rappelle que je permets quelques libertés d'interprétation, autant pour les personnages que pour la compréhension générale. Si vous avez des remarques (ou de meilleures "théories"), faites-m'en part ! :)