L'échauffourée avait été rude. Très rude, même. Les gobelins, encore eux, étaient tombés sur l'avant-garde des nains juste après le coucher du soleil. L'effet de surprise avait joué en leur faveur. Ces êtres dégénérés harcelaient les voyageurs dès la nuit tombée, pareils aux moustiques dans les régions marécageuses, et il était difficile de protéger tout le monde : l'immense convoi formé par cette multitude de nains s'étirait interminablement le long des sentiers escarpés et souvent difficiles des Monts Brumeux. Cela rendait les manœuvres impossibles et il n'y avait ni abri pour se protéger ni mobilité envisageable. Thrain s'était efforcé de répartir les guerriers qui avaient survécu à l'attaque du dragon tout du long du convoi mais, du même coup, ils étaient en nombre très insuffisants. Il était impossible de savoir à l'avance d'où surgirait l'ennemi et à quel endroit de la colonne il frapperait.
Ce soir-là du reste, on ne les attendait pas si tôt, la nuit venant à peine de tomber, et les nains avaient été pris au dépourvu. En contrepartie, l'avant-garde constituée par la famille royale et ses proches était la mieux à même de riposter et de livrer bataille et les gobelins s'en étaient si vite aperçus qu'ils n'avaient pas tardé à refluer et à battre en retraite. Les nains les poursuivirent dans le noir, dans le but de les éloigner le plus possible des leurs. Or si l'idée était louable, la tactique était dangereuse et peut-être était-ce là l'erreur à ne pas commettre, car même si les nains sont à l'aise dans l'obscurité, ils ne peuvent sur ce point rivaliser avec les gobelins qui par ailleurs avaient l'avantage de connaître le terrain. Thrain et les siens avaient peut-être parcouru deux kilomètres en pourchassant leurs adversaires quand de nouvelles hordes jaillirent d'une faille dans les rochers pour se jeter sur eux. Un combat aussi bref que violent s'ensuivit.
- En arrière ! cria Thrain en voyant des ombres difformes filer dans la nuit. Nous devons retourner et assurer la sécurité des nôtres !
La suite fut assez confuse. Les nains entreprirent en effet de retourner d'où ils venaient, sans cesser de combattre car ils étaient toujours environnés d'ennemis qui se jetaient sur eux en glapissant à qui mieux mieux. La section naine faiblissait et peut-être n'aurait-elle pas eu le dessus si soudain des renforts ne lui étaient arrivés : entre-temps, ceux qui n'avaient pas poursuivi l'ennemi avaient donné l'alerte et d'autres guerriers accouraient. Pour la seconde fois, les gobelins lâchèrent prises et disparurent dans les hauteurs en braillant des injures.
- C'était peut-être une diversion, s'inquiéta Thrain. Retournons en vitesse, nous devons protéger les nôtres.
- Où est Dwalin ?
La question de Balin pétrifia Thorin qui balaya rapidement les alentours du regard. La silhouette de Dwalin se reconnaissait aisément et il était malheureusement évident qu'il n'était pas à proximité. Ses compagnons eurent beau appeler, ils ne reçurent aucune réponse.
- Il faut retourner en arrière, décida Thorin en esquissant un mouvement pour mettre ses paroles à exécution.
- Non.
La main de son père se referma sur son bras. Thrain avait une estafilade au visage et sous la clarté incertaine de la lune, cela lui conférait une physionomie un peu étrange.
- Nous ne pouvons pas retourner, dit-il.
Il plongea son regard dans celui de son fils et ajouta :
- Je regrette. Mais nous devons penser à notre peuple tout entier avant de nous soucier d'un seul nain. Je suis navré pour ton ami mais nous devons partir. Je suis prêt à admettre que nous éloigner des autres a été une erreur. N'en commettons pas une seconde.
Comme s'il avait voulu adoucir ses propos, il ajouta :
- De toute façon, il est très certainement déjà mort.
Thorin ne répondit pas. Il avait l'impression que l'air s'était figé dans ses poumons mais en même temps, il vit s'éteindre, dans les yeux de Balin, la lueur d'espoir que ses propres paroles y avaient allumée. Il se détourna d'un geste mécanique et s'éloigna, les lèvres serrées, sans prononcer un seul mot.
Le chemin du retour fut silencieux. Personne ne souffla mot, chacun se murant dans ses pensées. Au-delà de l'amitié qui liait Thorin à Dwalin, ce dernier était un guerrier redoutable et sa perte, surtout dans les circonstances présentes, était un coup dur pour l'ensemble des survivants d'Erebor. Lorsqu'ils rejoignirent leur camp du soir, Thorin s'éloigna, toujours sans prononcer un mot. Thrain soupira en le regardant partir mais ne fit pas mine de le suivre ou de le rappeler : il était déjà soulagé que son fils aîné n'ait pas protesté davantage. C'était même légèrement étonnant, connaissant son caractère ombrageux et son obstination. Mais Thorin, songeait son père, avait compris qu'ils n'avaient guère le choix. Il n'était pas du genre à supporter les consolations de quiconque, il valait donc mieux le laisser seul faire le deuil de son meilleur ami. Thrain soupira à nouveau et essuyant machinalement le sang qui maculait son visage.
- Soignez les blessés et doublez les sentinelles, ordonna-t-il.
Puis il se dirigea d'un pas lourd vers l'un des feux de camp, pour prendre un peu de repos. Evidemment, tout était de sa faute : il n'aurait jamais dû entraîner ses guerriers dans cette poursuite stupide. Il avait beau se dire que ce qui était fait était fait et qu'il ne pouvait plus rien changer, cette idée lui plombait le moral tout autant que le sentiment du chagrin éprouvé par son fils aîné. Quand bien même ce dernier ne le montrerait jamais. Thorin et lui-même avaient eu des années difficiles. Ils s'étaient parfois affrontés et Thrain subodorait que cette affaire n'allait pas arranger les choses. Ce faisant toutes ses réflexions tout en mâchant pensivement son maigre souper du soir, le prince d'Erebor commit cependant une seconde erreur : celle d'oublier un moment la loyauté innée de son peuple et surtout l'entêtement proverbial des nains en général et de Thorin en particulier !
Deux heures plus tard, quelque chose remua au milieu des migrants endormis. Une silhouette silencieuse rassembla quelques objets puis se dirigea en étouffant le bruit de ses pas vers la périphérie du camp. Dans le noir, Thorin distingua soudain une ombre solitaire, à l'écart des autres. Il s'en approcha.
- Balin, dit-il tout bas.
Balin essuya-t-il furtivement ses yeux avant de se tourner vers lui ? C'était bien possible, mais son ami fit comme s'il n'avait rien vu.
- Tu devrais aller te reposer, ajouta le prince. Mais avant cela, j'ai besoin de toi.
- De moi ?
- Oui. Mais chut ! Pas de bruit. Et faisons vite. J'ai peu de temps.
Balin s'aperçut alors que son interlocuteur était armé jusqu'aux dents et qu'il portait à l'épaule un léger sac. Pas du tout l'air de quelqu'un qui s'apprête à prendre quelques heures de repos et pas davantage celui d'un nain qui va seulement relever une sentinelle.
- Tu vas quelque part ? demanda Balin.
- Je vais chercher Dwalin, répondit Thorin très calmement. Je suis certain qu'il n'est pas mort. Pas lui.
- Thorin... Tu n'as donc pas entendu ce qu'a dit ton père ?
- Je ne suis pas encore sourd, que je sache, répondit calmement le prince. J'ai parfaitement entendu.
- Il a défendu à quiconque de retourner là-bas.
Un imperceptible sourire joua un bref instant sur les lèvres de Thorin :
- Je n'ai rien entendu de tel, dit-il. Thrain a fait son devoir en refusant de sacrifier plusieurs nains dans l'espoir d'en sauver un seul. C'est tout. Comme je n'ai pas répondu il n'a rien ajouté. Si j'avais dit quelque chose, il m'aurait sans doute interdit de retourner, en effet. Ce n'est pas le cas. Je n'ai pas d'ordre. Les nôtres sont en sécurité, ou du moins ils le sont autant que des gens comme nous peuvent l'être. Et je vais chercher Dwalin. Seul.
Balin parut réfléchir un instant à toutes ces paroles puis hésiter entre rire et réprobation :
- Toi alors…. émit-il seulement.
Il reprit son sérieux et ajouta :
- Tu ne peux pas y aller seul. Je viens avec toi.
- Non.
Thorin posa une main sur l'épaule de son vieil ami :
-Non, Balin. On a besoin de toi ici. Et un nain isolé fait moins de bruit et se cache plus facilement que deux. Tu restes. Mais il y a quelque chose que tu peux faire.
- C'est du suicide ! Et si quelqu'un doit partir et braver les ordres, quoi que tu en dises, c'est moi. C'est mon frère, ne l'oublie pas.
- Il est un frère pour moi aussi. Et il le ferait pour moi. Alors je me dois de le faire pour lui.
La voix de Balin manquait de conviction, pourtant il tenta un dernier argument :
- Il le ferait pour toi, je le sais, mais lui n'est pas le prince héritier. Si tu devais ne pas revenir...
Thorin haussa légèrement les épaules :
- J'ai un père, un frère et une sœur, rétorqua-t-il (comme quoi il y avait pensé avant de prendre sa décision). Quoi qu'il arrive, la lignée perdurera. Je ne suis pas indispensable. Toi par contre...
Une ombre passa sur son visage, ainsi que dans sa voix.
- ... tu es le seul qui parvienne encore à raisonner Thror, soupira Thorin. On ne peut se passer de toi.
Balin voulut protester encore mais Thorin leva la main pour lui intimer le silence :
- Balin, nous perdons du temps. Je n'ai que quelques heures. Hâtons-nous.
Un peu plus tard, après que Balin ait été fouiller dans ses affaires et soit revenu discrètement apporter quelque chose à son ami, ce dernier finit de boucler son harnachement et croisa à nouveau le regard de son vieil ami :
- Je le retrouverai, Balin.
- Comment vas-tu passer devant les sentinelles ?
- Tu penses vraiment qu'elles vont vouloir m'empêcher de passer ?
Non, bien sûr, pensa Balin, c'était idiot. Quel nain allait chercher à arrêter le fils aîné de Thrain ? Il aurait fallu pour cela que ce dernier, ou bien le roi Thror (bien que ce dernier paraisse presque toujours plongé dans un rêve intérieur, à présent), en ait donné l'ordre. Et Thorin s'était arrangé pour qu'ils ne pensent pas à le faire.
Prenant toujours garde à ne pas faire de bruit et à n'alerter personne, Thorin se dirigea alors vers la périphérie du camp.
- Que Durin te protège, pria Balin en voyant la silhouette de son prince s'estomper dans la nuit. Qu'il vous protège tous les deux.
O0O
Les gobelins s'en étaient d'abord donné à cœur joie. Mais leur enthousiasme était assez vite retombé, car franchement, il n'y avait pas de plaisir avec ce gaillard. Taper sur Dwalin équivalait à peu près à taper sur un mur de briques. Il tombait éventuellement un peu de crépis, mais pour le reste, zéro ! Le nain n'avait pas desserré les dents et si quelques grognements lui avaient échappé, on ne pouvait dire avec certitude s'ils étaient de douleur ou de colère. Les lanières plombées lui avaient bien arraché un sursaut et une sorte de "groumppff !" vite étouffé, mais cela pouvait être dû à la surprise, étant donné qu'il n'avait pas pu voir venir le premier coup. Pour le reste, nonobstant le fait qu'il ne pouvait plus ouvrir l'œil gauche et que le droit était enflé, il continuait à darder un regard noir sur ses tortionnaires. Aucun plaisir, on vous dit.
Les gobelins poussèrent, tirèrent, projetèrent alors leur prisonnier dans une sorte de cage très basse dans laquelle il ne pouvait même pas tenir assis, faite de larges barreaux taillés dans ce qui ressemblait fort à de l'os, bancale mais solide, posée à l'extrémité d'un piton souterrain, surplombant l'incoercible amas de passerelles, de feux, de semblants de constructions qui constituaient leur cité sous la montagne. Ils baragouinaient entre eux avec animation et Dwalin comprit l'essentiel : ces êtres repoussants, plus vils encore que les orcs (et ce n'était pas peu dire), étaient renommés pour leur capacité à fabriquer des machines de torture extrêmement efficaces. Mais pour l'heure on était en pleine nuit, le moment où ils sont le plus actifs et parcourent la montagne en quête de proies et de larcins. Ils auraient tout le temps, durant les heures du jour, les heures durant lesquelles ils se cachent sous la terre, pour s'occuper de leur prisonnier. Ils s'en allèrent en jacassant et Dwalin put souffler un peu. Il analysa la situation avec froideur et convint en lui-même qu'elle était autant dire désespérée. Il savait, évidemment, que Thorin ferait l'impossible pour le sauver. Oui, il le savait. Simplement, il n'était pas très sûr que l'impossible suffise. La seule chose dont il soit certain, c'était qu'il lui restait très peu de temps pour se tirer de là, s'il existait un moyen de le faire. Il ne resterait pas captif très longtemps, il le savait. Dès que le jour se lèverait, les gobelins se retrancheraient sous terre et n'auraient plus rien d'autre à faire que s'occuper de lui. Lorsque reviendrait le crépuscule, il serait mort, sans doute depuis plusieurs heures. S'il lui restait une chance, ce qui à cette heure s'avérait assez aléatoire, c'était de trouver quelque chose pour se sortir de là tout de suite. Après, il serait trop tard. Il entreprit donc de sonder les barreaux qui l'entouraient et à chercher une idée pour se tirer de la situation, pour le moins inconfortable, dans laquelle il se trouvait.
O0O
Thorin refit prudemment le chemin que les siens avaient parcouru en début de soirée à la suite des gobelins. Il avançait vite, en silence, tous ses sens aux aguets. Il repensait aux paroles de Balin : "si tu devais ne pas revenir..." et à la réponse qu'il lui avait faite. Certes, il se sentait des responsabilités envers son peuple. Toutefois il n'était pas roi, il était encore libre de disposer de sa propre vie. Un roi ne s'appartient pas. Ce n'était pas son cas. Non, Thorin ne regrettait pas sa décision. Il arriva à l'endroit où ils s'étaient rendus compte de la disparition de Dwalin. Il continua avec une prudence accrue mais il n'y avait plus rien par ici, ni corps de gobelins, ni corps de nains. Il poursuivit sa route et fut bientôt parvenu à l'endroit où de nouvelles hordes s'étaient jetées sur les siens.
- Dwalin ? appela Thorin à voix basse car il devait certainement traîner encore des gobelins dans le secteur.
Seul le vent dans les hauteurs lui répondit. Mort ou vivant, son ami ne se trouvait pas ici.
Le prince examina les rochers alentours. Ces monstres avaient soudain paru jaillir de la roche. Il ne trouva rien. Si une porte menant sous la terre se trouvait par ici, elle était invisible à présent. Thorin savait, lui aussi, qu'il avait jusqu'au lever du jour, pas davantage, pour trouver ce qu'il cherchait. Si Dwalin était encore en vie, ce qu'il persistait à croire, il était en sursis et ce sursis s'achèverait avec la nuit. On sait comment agissent les gobelins !
- Je dois trouver leur repaire.
Inutile de continuer à avancer au hasard, estima Thorin. Les Monts Brumeux étaient vastes et il n'avait pas grande chance, seul, de pouvoir trouver l'entrée du royaume souterrain. S'il n'était pas à même de découvrir ce qu'il cherchait par lui-même, il fallait jouer le tout pour le tout et faire en sorte que ce soit ses ennemis qui le trouvent. C'était risqué mais, dans l'urgence, c'était aussi la seule solution. Malgré tout, ce plan nécessitait de prendre quelques précautions avant d'être mis à exécution. Thorin s'affaira donc quelques instants dans le noir en réorganisant son équipement personnel puis il ramassa des lichens et des brindilles sous les maigres buissons qui poussaient alentour, choisit un endroit abrité du vent près d'énormes rochers, où le sol était quasiment plat, et alluma un petit feu. Il n'avait pas énormément de combustible sous la main mais ces quelques flammes dans la nuit noire, trouant l'obscurité d'un point lumineux, devaient se voir à des lieues à la ronde. Quitte ou double, pensa le nain en s'asseyant à même le sol près du foyer. Ils ne tarderont pas. Et là... ou bien ils me tueront ou bien ils me mèneront où je désire aller. C'est un risque à prendre. Mais connaissant la nature perverse et sadique des gobelins, il y a de bonnes chances pour qu'ils ne veuillent pas me tuer tout de suite.
L'attente commença. C'était pénible ! Les nerfs tendus et les oreilles aux aguets, Thorin, à mesure que les minutes s'écoulaient, commença à pester tout bas. Allons, allons ! Je suis là, dépêchez-vous un peu ! Les heures passent, la nuit court vers sa fin et mon temps s'épuise ! Un peu de nerfs !
En réalité il ne se passa pas beaucoup de temps, même si cela lui parut long, comme toujours lorsqu'on est dans l'attente de quelque chose : durant la nuit, les pentes des Monts Brumeux grouillaient de monstres. Les gobelins surgirent brusquement, hideux avec leurs membres contrefaits, leurs corps difformes, leurs horribles têtes. Thorin se leva d'un bond et dégaina son épée : il devait donner le change, faire semblant de résister afin de ne pas les alerter. Ils étaient heureusement tellement nombreux que le pseudo combat fut très rapidement terminé. Thorin fut désarmé puis, poussé, pincé, cogné, il fut entraîné dans le noir, trébuchant régulièrement sur le sol inégal avec cette meute accrochée à lui comme des chiens aux flancs d'un cerf. Un mauvais moment à passer, impossible à éviter. L'important pour lui étant que son plan semble fonctionner. Il fit le dos rond sous l'averse de coups qui pleuvaient, ce qui ne l'empêcha pas de nourrir des pensées particulièrement meurtrières à l'égard de ses agresseurs. Honnêtement, il avait hâte que ce passage prenne fin. Il dura un bon quart d'heure. Enfin, une lueur rougeâtre apparut dans les rochers. Elle émanait d'une étroite ouverture derrière laquelle un passage s'enfonçait dans le sol. L'un des gobelins poussa rudement Thorin dans le dos. Ce dernier bouillait intérieurement, sa patience très sérieusement émoussée. Il avait trouvé ce qu'il cherchait, il n'y avait plus à faire semblant, ouf ! Il était grand temps ! Il se retourna à demi et enfonça sauvagement son coude dans le plexus solaire de celui qui venait de le pousser. Le gobelin émit un son bizarre, entre le couinement du rat dont la queue est prise dans un piège et le bruit que fait une vessie qui se dégonfle. Thorin plia le genou et paracheva en lui lançant un coup de pied qui le projeta droit dans le ravin qui s'ouvrait à quelques pas. C'était peut-être mesquin, mais cela le soulagea. Evidemment, tous les autres lui tombèrent aussitôt dessus en piaillant de toutes leurs forces, griffant, mordant, frappant. Ils étaient une dizaine. A présent qu'il était dans la place, Thorin devait agir vite, avant qu'il y en ait cent, trois cent ou mille autour de lui ! Sa riposte fut d'autant plus vive qu'il se contenait depuis un bon moment. Sans se soucier des coups qui pleuvaient dru, il glissa ses doigts dans la poche intérieure de son manteau : ses ennemis ne l'avaient pas fouillé à fond en l'attaquant, ils lui avaient seulement retiré son épée, sa dague, les armes apparentes. Thorin se rejeta donc en arrière de tout son poids pour se mettre hors de portée et extirpa de sa cachette un objet de petite taille qu'il projeta violemment à terre en fermant étroitement les yeux. Une déflagration se produisit. Une flamme-éclair. La toute dernière que possédait encore Balin. Les gobelins sautèrent en arrière en hurlant, aveuglés. Ils sautèrent si bien que deux encore tombèrent dans le vide. Thorin, qui avait protégé ses yeux de la luminosité intense en fermant les paupières, se pencha et dégaina promptement les deux poignards cachés dans ses bottes. Deux autres de ses ennemis tombèrent. Vite, ramasser une épée sur le sol. Deux têtes volèrent. Profitant de ce que les derniers hurlaient à plein poumons, toujours aveuglés, le nain en vint vite à bout. Il prit alors quelques secondes pour souffler. Ensuite, il jeta les cadavres dans le vide après avoir récupéré ses propres armes et enfin, resté maître du terrain, se tourna vers les profondeurs de la montagne, qui rougeoyaient d'une lueur inquiétante.
- Allons, murmura-t-il pour lui-même. Il n'y a pas de temps à perdre.
L'épée à la main, il entreprit de suivre le plan incliné qui s'enfonçait sous la terre. Droit dans la gueule du warg, Thorin en avait bien conscience. Aussi espérait-il ardemment que son vieil ami était bien au bout de la piste !
O0O
Dwalin avait secoué chacun des barreaux qui l'emprisonnaient dans tous les sens sans le moindre résultat. Cela l'horripilait : comment une chose aussi bancale et mal fichue que la cage dans laquelle il se trouvait pouvait être aussi solide ? Cela dépassait l'entendement. La plupart des barreaux n'étaient même pas droits ! En revanche ils étaient épais et solidement fixés. Peut-être que si son épaule n'avait pas été si raide, à tel point qu'il pouvait à peine bouger le bras, et si elle ne lui avait pas fait un mal de chien, les choses auraient été différentes ? C'était arrivé pendant le combat dans la montagne ; il avait reçu sur l'omoplate un coup de massue qui lui avait ébranlé les os. Un second coup l'avait en partie assommé. Il n'avait pas réellement perdu conscience mais il était suffisamment sonné pour ne plus être en capacité de se battre. Ensuite eh bien ! Une masse grouillante et ricanante de gobelins l'avait traîné jusque là. Saletés de gobelins ! Quelle répugnante engeance. Dwalin pestait en silence contre cette épaule inutile et douloureuse, histoire d'entretenir sa mauvaise humeur. N'empêche, il se sentait vexé par son incapacité à se sortir de cette trappe. Oh, ce n'était pas qu'il ait réellement l'espoir de s'échapper : même s'il parvenait à sortir de la cage, il lui faudrait trouver la sortie du royaume souterrain au milieu des gobelins et puis retrouver le camp des nains. Seul, de nuit et sans arme. Non, Ce genre de chose n'arrive que dans les histoires. Toutefois il fallait bien qu'il fasse quelque chose et occupe son esprit. Et puis de toute façon, il n'est pas dans la nature des nains de renoncer. Même sans espoir. Tandis qu'il examinait la manière dont ses barreaux étaient fixés en se disant qu'il y avait peut-être quelque chose à faire de ce côté là, un tumulte inattendu attira son attention et lui fit lever la tête.
O0O
Thorin avait avancé dans le couloir souterrain aussi rapidement que possible. Il aurait sans doute couru s'il n'avait pas été forcé de prendre un minimum de précautions pour que son intrusion passe inaperçue -pour le moment- Il ne restait plus beaucoup de temps avant l'aube. Lorsque le jour paraîtrait, les gobelins qui durant la nuit infestaient la montagne reviendraient à leur cité puante dont les portes redeviendraient invisibles, parce que parfaitement dissimulées. Il serait impossible alors de passer encore inaperçu. C'en serait fini de Dwalin, et de lui par la même occasion. Le prince enfila une galerie qui s'ouvrait sur sa gauche en priant pour ne pas se tromper de direction et déboucha bientôt dans une vaste caverne souterraine. Prudemment, il demeura quelques instants à la sortie du tunnel pour faire du regard le tour des lieux. Il venait d'arriver sur une sorte de plate-forme. Quelques torches étaient fixées aux parois et il repéra plusieurs ouvertures : apparemment, un certain nombre de galeries aboutissaient ici. Pour ce qu'il en voyait de là où il se trouvait, cette plate-forme surplombait une immense déclivité. On apercevait la lueur des feux et on entendait toutes sortes de bruits dans ce trou. C'était là sans doute que se tenaient la majorité des habitants de ces lieux souterrains. Puis le cœur du nain bondit dans sa poitrine et son regard s'éclaira : il venait d'apercevoir une cage grossière tout un bout d'une sorte d'éperon rocheux, à cent mètres de lui. Et dans cette cage, une silhouette familière. Ouf ! Il semblait qu'en effet, il avait eu de la chance. Au soulagement succéda aussitôt la contrariété : il avait trouvé celui qu'il venait chercher, d'accord. Ceci étant, plus exposée à tous les regards que cette fichue cage, ce n'était pas possible ! Il aurait presque eu autant envoyer un corbeau pour prévenir de son arrivée. Evidemment, du point de vue des gobelins, cela avait sans nul doute son utilité.
Thorin n'était pas arrivé si loin, il n'avait pas pris tant de risques pour renoncer au dernier moment. Il s'apprêtait donc à sortir à découvert lorsqu'il éprouva la sensation détestable que sa tête éclatait et que sa cervelle allait lui jaillir par les yeux. Un gobelin était arrivé silencieusement dans son dos et venait de le frapper par derrière. Avec quoi, Thorin ne le sut jamais. En tous les cas c'était très dur et il sentit son cuir chevelu se fendre et le sang gicler. Si les nains n'avaient pas les os aussi durs, son crâne aurait sans doute était fracassé par le coup. Aveuglé par son propre sang, il sauta de côté par pur réflexe, sans rien voir. Et bien lui en pris car du même coup la lame rouillée que brandissait son adversaire lui traversa le bras au lieu de s'enfoncer dans sa poitrine. Ce fut encore par réflexe que Thorin lança un coup de botte au hasard, sans résultat hélas. Il devait être tombé sur un rude gredin, car le gobelin évita le coup, se glissa à nouveau derrière son ennemi et le matraqua sauvagement dans les reins. La douleur irradia immédiatement, paralysant tous les mouvements de Thorin qui tomba à genoux.
- J'ai échoué, pensa-t-il. Je suis fichu.
Au même instant, une main sale et calleuse l'empoigna par les cheveux.
- Un nain ? fit une voix grinçante à son oreille. Je parie que tu venais pour l'autre ? Eh bien tu vas le rejoindre. Plus on est de fous, plus on rit.
Et il frappa à nouveau sauvagement, cette fois en travers des côtes. Le nain s'effondra et son vainqueur se mit alors à appeler à grands cris, d'une voix aiguë et grinçante, réclamant de l'aide. On aurait pu penser que son adversaire étant hors de combat il n'avait plus besoin de personne. Pas plus courageux que ça cependant, il ne voulait pas prendre le risque de traîner le nain tout seul jusqu'à la cage. Pour ce faire il devrait ranger ses armes et allez savoir si ce lascar n'allait pas avoir un dernier sursaut ? Les gobelins, comme les charognards, agissent en groupe. Il jeta un regard à Thorin couvert de sang et haletant douloureusement sur le sol, puis estima finalement qu'il n'était pas en mesure de se relever dans l'immédiat et qu'il pouvait prendre le risque de s'éloigner un peu. Il s'approcha donc du bord de la plate-forme en ronchonnant contre "tous ces fainéants" qui tardaient à venir l'aider.
Thorin sentait le sang couler sur son visage, sur sa nuque et sur son bras et tout alentours lui semblait déformé, mouvant, tout lui apparaissait à travers une brume rouge. Il lui restait cependant suffisamment de lucidité pour réaliser ce qui était en train de se passer. Le gobelin allait appeler les siens à la rescousse et tout serait fini. Il fit un effort prodigieux pour se remettre sur ses pieds, l'épée à la main, aiguillonné par le sentiment de l'urgence. Tout se mit à tourner autour de lui.
- Bouge, bouge ! lui ordonna une voix impérieuse dans sa tête. Maintenant !
Il resserra ses doigts sur le pommeau de son épée et força son corps à se mouvoir, à se hâter. Il savait que le prochain affrontement serait décisif. Il n'avait plus la force de supporter un assaut, il faudrait l'emporter immédiatement ou périr. Il tituba plus qu'autre chose en direction de son adversaire et, à force de volonté, parvint à reprendre ses esprits. Il accéléra le pas et se jeta sur le gobelin à l'instant où ce dernier arrivait au bord du rocher, prêt à appeler. Thorin n'avait plus la force de porter un coup efficace et il devait absolument empêcher l'autre de donner de la voix. Il leva son bras armé et lui trancha la gorge. Le gobelin eut un spasme, son sang jaillit, puis il s'affaissa sur le sol en se tordant dans les affres de l'agonie.
- Tu as ton compte, cette fois ! haleta le nain.
Enfin il tourna la tête vers la cage, au bout de son éperon rocheux. Tout ce remue-ménage avait attiré l'attention de Dwalin qui le regardait avec des yeux ronds, partagé entre l'incrédulité et l'impuissance à aider son ami.
- Il faut filer d'ici, marmonna Thorin à voix haute.
Il commença à avancer vers la cage. La même voix que précédemment semblait lui marteler les tempes :
- Dépêche-toi, plus vite, plus vite !
Ce fut à cet instant qu'il le vit : attiré peut-être par le bruit, un autre gobelin était apparu à l'opposé de l'endroit où il se trouvait. Il jaugea la situation d'un regard, dégaina une sorte de couteau à la lame déchiquetée et se précipita soudain... vers la cage de Dwalin, dans l'intention apparente de le tuer. Emprisonné, ce dernier n'avait aucune chance. Une dernière fois, Thorin força son corps durement ébranlé à se mouvoir. Il prit sa course également, repoussa de toutes ses forces la douleur qui émanait de son dos, de ses côtes. Sans oublier la tête et le bras qui saignait toujours sous les vêtements déchirés. Le temps parut comme suspendu durant quelques instants. Thorin entendait sa propre respiration, pénible, haletante, il n'avait presque plus conscience du sol inégal sous ses pieds, même le décor s'estompait, devenait brillant, brumeux... Plus que cinq mètres. Plus que deux. Trop tard ! réalisa Thorin. Le gobelin l'avait précédé de peu mais suffisamment pour... Le nain se jeta en avant. Il sauta de toutes ses forces, se retourna dans le même mouvement, atterrit sur le dos (ses côtes et ses reins maltraités hurlèrent) et d'un ultime effort, levant son épée, parvint à éventrer son ennemi, dont le sang l'inonda. Il n'en était plus à ça près. Il s'écoula alors quelques secondes durant lesquelles il se demanda s'il allait parvenir à se lever une fois encore. Un voile noir semblait descendre devant ses yeux. La voix goguenarde de Dwalin l'aida à reprendre ses esprits :
- Je n'avais encore jamais vu ce coup-là ailleurs qu'à l'entraînement. Oh, Thorin ? Tu es mort ou tu dors ?
Il n'était pas dans le caractère du guerrier de reconnaître qu'il était impressionné. Pourtant, il l'était. Il n'avait jamais douté de l'amitié que lui portait Thorin, ça non. Une amitié réciproque et de longue date, mais de là à ce qu'il vienne le chercher, seul, jusque dans le royaume des gobelins... Ça quand même, il ne s'y attendait pas. Ceci étant, son ami semblait avoir durement payé sa tentative.
- Fichons le camp, haleta Thorin, à bout de forces, en se redressant avec peine. Bientôt il sera trop tard.
Il fit sauter le verrou d'un coup d'épée et son ami put enfin s'extraire de sa prison. Les deux nains se jaugèrent l'un l'autre du regard, estimant les dégâts subits. Il n'y eut ni remerciement, ni question, ni rien. Aucun commentaire sur les blessures de l'un ou celles de l'autre. Aucun ne demanda si ça allait bien. Tout cela était superflu entre eux. Ils se donnèrent seulement une brève accolade, à la manière des guerriers, chacun tendant le bras pour poser sa main sur l'épaule de l'autre et la serrer brièvement. Rien de plus. Puis, toujours sans parler, ils se dirigèrent vers la sortie. Plus très frais ni l'un ni l'autre et clopinant plus qu'autre chose. Ils parvinrent ainsi à l'entrée de la grotte sans faire de nouvelle rencontre. Une chance, oui, mais une chance qui ne pouvait pas durer. Ils le savaient tous les deux.
- Il faut trouver un abri, souffla Thorin. Jusqu'au lever du jour.
- Ouais.
Le prince n'était plus en état de se battre et il le savait. Dwalin n'était pas en très grande forme non plus, tout son corps lui faisait mal et il préférait éviter d'avoir à le faire. Oui, même lui ! Les deux compagnons entreprirent donc d'escalader les rochers dans l'espoir de trouver un surplomb en hauteur, où ils pourraient être tranquilles. Leurs ennemis ne les chercheraient probablement pas juste au-dessus de leur porte d'entrée ! C'était difficile, dans leurs états respectifs. Dwalin y voyait très mal et ne pouvait presque pas se servir de son bras droit. Thorin était presque plus mal en point que lui et se demandait même s'il n'avait pas une ou deux côtes cassées. Il passa quand même le premier, car lui du moins pouvait se servir de ses deux bras, même si l'un d'eux saignait encore. Il pensait pouvoir aider son ami au besoin mais il se trompait : escalader une falaise ne devrait pas se pratiquer de nuit, surtout quand on est gêné par plusieurs blessures, qu'on a mal partout et que le corps ne répond plus comme à l'ordinaire. Il se présenta soudain un passage assez difficile. Ce fut l'obstacle de trop. Une main qui manque sa prise, un pied qui dérape, les réflexes engourdis qui ne jouent plus à temps, et la chute est inévitable. L'un entraînant l'autre, les deux nains dégringolèrent le long de la paroi, rebondissant de rocher en rocher, terminant de s'arracher la peau et de mettre en lambeaux leurs vêtements. Ils atterrirent vingt mètres plus bas et ne bougèrent plus ni l'un ni l'autre, inanimés au pied de la falaise. On a beau avoir la tête dure, à force de recevoir des coups, ou du moins des chocs, le corps déclare forfait. Leur évanouissement cependant ne dut pas être très long, car lorsque Dwalin, le premier, reprit ses sens, il faisait toujours nuit. Le guerrier émergea de l'inconscience avec le sentiment aigu du danger. Toutes proches, des voix grassaillantes parvenaient à ses oreilles, même si celles-ci bourdonnaient encore.
- Ils sont morts ?
- Je crois.
Quelqu'un pinça le bras du nain qui n'attendit pas de bien voir et cogna dans le tas. Avec les armatures métalliques qui protégeaient et renforçaient ses mains, c'était toujours efficace. Un glapissement aigu retentit. Dwalin parvint à s'asseoir. Les gobelins étaient toujours là. Ils avaient reculé à cause de la riposte musclée du blessé mais ils campaient sur leurs positions, couards mais tenaces.
Dwalin avait vraiment du mal à distinguer ce qui l'entourait, il avait toujours un œil fermé à force de coups et ses paupières, de l'autre côté, étaient plus enflées encore qu'auparavant, rétrécissant d'autant son champ de vision. Allez vous battre sans y voir et avec un bras qui ne répond plus ! Avant toute chose, il fallait que Thorin revienne à lui. Dans son état, Dwalin ne se sentait pas capable de le protéger tout en livrant bataille. Il n'y alla pas par quatre chemins et administra à son ami une paire de gifles à réveiller un mort. Le résultat fut immédiat : Thorin ouvrit des yeux vagues puis battit plusieurs fois des paupières.
- Réveille-toi, grogna Dwalin. Dépêche. On a de la compagnie.
Le prince se dressa sur son séant et porta la main à son visage :
- C'est toi qui m'a frappé ?
- Ouais.
- Tu es malade ou quoi ? gronda Thorin, outré.
- Ton Altesse m'excusera, mais le temps nous manque. Regarde.
Thorin lui jeta un regard noir mais le moment était mal choisi, il en convint lui-même en voyant leurs ennemis qui s'enhardissaient et se rapprochaient, leurs armes mal entretenues à la main.
- Ils ne sont que six, marmonna-t-il.
En temps normal, six gobelins n'étaient pas pour faire peur aux deux guerriers nains. Mais là ils sentaient bien, l'un comme l'autre, qu'ils n'étaient plus en état. Un élan de rage souleva Thorin, lui permettant de puiser dans ses dernières forces : non ! Ils n'allaient pas échouer maintenant, si près du but ! Il se releva en se mordant les lèvres pour ne pas gémir tant son corps tout entier lui faisait mal et, les dents serrées, balaya les alentours du regard. Ses yeux fatigués accrochèrent un miroitement, il perçut le bruit que faisait l'eau en dégringolant de la montagne et il prit sa décision sur le champ : perdus pour perdus, ils ne laisseraient pas aux gobelins le plaisir de les achever.
- Viens ! cria-t-il.
Il avait bien remarqué que Dwalin ne voyait plus très clair, ce qui n'avait rien d'étonnant arrangé comme il l'était. Il le saisit par le bras et l'entraîna.
- Saute !
Ils se jetèrent dans le vide. La cascade bouillonnante qui tombait tout près de l'endroit où ils étaient tombés les avala. Poussant des cris aigus, les gobelins bondirent à leur tour et se penchèrent au-dessus du vide. L'eau paraissait bleue dans la nuit. Le bruit de la cascade n'avait pas varié, pas changé, son débit demeurait immuable et là en bas, quinze mètres plus bas, l'eau brillait avec des éclats de diamant sous les étoiles pâlissantes. Des nains il n'y avait plus aucune trace.
O0O
Ils avaient laissé le courant les entraîner, sachant qu'ils n'étaient plus, ni l'un ni l'autre, en état de lui résister. Garder la tête hors de l'eau et attendre. Dwalin qui ne pouvait plus se servir de son bras droit se maintenait à flot par la seule force de ses jambes et de son bras valide. L'eau glacée avait lavé leurs blessures et rafraîchi leurs esprits fatigués. Maintenant elle engourdissait leurs corps et même la douleur s'endormait. Ils se laissèrent aller au gré du torrent, jus-qu'au moment où le niveau baissa et où ils purent avoir pied. Alors ils se traînèrent, exténués, jusqu'à la rive sur laquelle ils s'affalèrent côte à côte. Transis, meurtris, mais bien en vie. Il se passa un certain temps. Ils ne parlaient pas, trop épuisés pour cela. Peut-être même sommeillèrent-ils par intermittence.
- Regarde.
Dwalin désignait le ciel. Il faisait encore nuit mais les nuages d'un bleu profond commençaient à se colorer d'un rose soutenu. A l'est, bien que le soleil ne soit pas encore levé, un triangle de lumière éclatante était apparu, contre lequel les montagnes découpaient leurs silhouettes noires. Alentours, les cieux se paraient de diverses nuances de bleu, plus ou moins foncé.
- Le jour va bientôt se lever.
- On s'en est sorti.
Ils se regardèrent et firent un peu la grimace : ils s'en étaient sortis, oui, mais guère indemnes.
- Tu as une sale tête, fit Thorin en regardant le visage enflé et sanguinolent de son ami.
- La tienne ne vaut guère mieux, grogna Dwalin. Tu as une mine de déterré. En même temps, pour s'aventurer tout seul chez les gobelins il ne faut pas y tenir beaucoup, à sa tête.
Leurs regards se croisèrent et soudain ils se mirent à rire. Doucement tout d'abord, puis de plus en plus fort. Chaque fois que l'un d'eux tentait de reprendre son sérieux, il pouffait de plus belle. Ils finirent par rire aux éclats. Ils rirent à se rendre malades. A en perdre la respiration. C'était si bon de se sentir vivant, après avoir frôlé la mort de si près ! C'était bon de sentir la chaleur revenir dans leurs membres gourds. C'était bon, surtout, de se sentir toujours aussi proches l'un de l'autre. Durant un moment ils ressemblèrent à deux adolescents, éclopés mais ravis d'une bonne blague. Rire ne faisait pas de bien aux côtes de Thorin mais il semblait ne plus pouvoir s'arrêter. Pas plus que son ami. Au bout d'un moment, leur hilarité s'apaisa et il y eut un long moment de silence.
- Je te dois une paire de gifles, fit enfin remarquer Thorin.
Dwalin lui lança un regard sombre et grogna :
- Quelque chose me dit qu'on n'a pas fini d'en causer !
- Tu m'as manqué de respect, rappela le prince.
Sa voix manquait de conviction. Cela n'empêcha pas Dwalin de ricaner tout en s'allongeant, les bras croisés sous la tête.
- Toutes mes excuses ! persifla-t-il, sarcastique. La prochaine fois je te planterai là et je te laisserai aux bons soins des gobelins.
- Il n'y aura pas de prochaine fois, assura Thorin, avant de se laisser tomber lui aussi sur le dos, les yeux perdus dans l'infini.
Ils regardèrent le ciel s'éclaircir de plus en plus et la lumière descendre lentement le long des parois des montagnes, sans plus parler. Leurs fausses disputes n'étaient que d'apparence et comme ils le savaient tous les deux, il n'y avait pas à épiloguer. Ils attendirent d'avoir repris quelques forces avant de se lever en grognant. L'eau froide avait engourdi la douleur, à présent elle se réveillait, chez l'un comme chez l'autre. Grommelant tout bas, ils s'orientèrent en se fiant aux sommets des montagnes puis se mirent en route pour rejoindre les leurs. Ils étaient tous deux de fer, bâtis à chaux et à sable, pourtant marcher leur fut très vite pénible. Ils avaient beaucoup puisé dans leurs ressources et, sans se concerter, ils multiplièrent les haltes à mesure que s'avançait la matinée. Ils étaient précisément assis sur deux rochers, soufflant un peu, quand Dwalin leva brusquement la tête :
- Il y a du monde tout près. Ecoute.
On entendait des cailloux rouler sous des sabots, un murmure de voix. Sans aucun doute, il y avait plusieurs personnes tout près. Les deux nains posèrent leurs mains sur leurs épées, sans dégainer, s'assurant cependant qu'ils pouvaient le faire très rapidement, puis ils attendirent. Bientôt ils virent paraître un petit groupe à cheval : cinq individus qu'ils reconnurent immédiatement, qui eurent un petit temps d'arrêt en les apercevant avant de lever les bras au ciel en poussant des clameurs de joie. C'était des nains, menés par Balin, qui avaient décidé, avec l'approbation de Thrain, de faire une reconnaissance avec l'espoir, plutôt mince hélas, de trouver trace des deux disparus.
- Vous êtes vivants ! s'écria Balin, au comble de la joie.
Thorin et Dwalin échangèrent un rapide clin d'œil qui les rajeunit tous les deux et à nouveau les reportèrent quelques décennies plus tôt.
- Evidemment, répondirent-ils en chœur, avec une nonchalance parfaitement feinte.