Rating : T

Genre : Général, Drama

Disclaimer : L'univers et les personnages de One Piece appartiennent à Eiichiro Oda.

Note : Ce texte a été écrit sur le thème 'Toxique', à l'occasion de la 110ème Nuit du Fof, le 1er Juin 2019. Le principe est d'écrire un OS en une heure. J'ai un peu dépassé le délai (je dépasse toujours le délai), et il faut compter environ une heure trente d'écriture, plus la relecture.


Rituel

Inazuma regardait son reflet dans le miroir.

Et dans le coin supérieur de la glace, se devinait une silhouette intruse.

Les premières couleurs de l'aurore perçaient tout juste à l'horizon. La nuit était aussi silencieuse que la maison. Sa demeure était isolée, loin de tout, du bruit et des autres travestis qui peuplaient l'île. Pas qu'Inazuma se considère différemment d'eux, ou cherche à se tenir à l'écart de ses camarades, mais il y avait ce besoin intime, au fond de ses tripes, de solitude et de silence. Parce que personne ne pouvait l'aider à affronter le fantôme toxique qui hantait ses nuits.

Le spectre de Naore flottait toujours à ses côtés, une ombre dans son ombre, un murmure sur sa peau, un souffle sur sa nuque. Il était là, invisible, inaudible, imperceptible ; malgré les années et le sang versé, il était toujours là.

Inazuma prit la brosse et démêla consciencieusement ses cheveux, pour moitié blancs, moitié oranges, dans une parfaite symétrie. Son œil rivé sur le miroir vérifia avec minutie les racines, qu'aucune mèche n'échappe à la coloration. Se succédèrent ensuite brosse ronde à poils de soie, lotion nourrissante, sèche-cheveux multi-directionnel, et laque coiffante, jusqu'à obtenir le parfait brushing, ses cheveux répartis en trois orbes sur son crâne. Par trois fois, Inazuma contrôla sa coiffure, que chaque mèche soit à sa place, qu'aucun cheveux ne dépasse, qu'aucun pli n'entache la régularité de sa chevelure.

Parce que Naore était là, tout proche, lui chuchotant à l'oreille combien Inazuma était misérable, sale et inutile, pas capable de se vêtir, de se coiffer, de s'apprêter sans aide. Naore lui louait la chance inouïe d'être à ses côtés, de pouvoir profiter de ses talents pour combler ses lacunes, de pouvoir bénéficier de son amour. Parce que Naore l'aimait. Il ne critiquait pas pour blesser Inazuma, mais pour l'aider à grandir, à gagner en force et en assurance.

Inazuma, en proie aux émois du premier amour, l'avait cru pendant longtemps.

Plus maintenant. Naore était mort. De ses propres mains. Et la seule chose qu'Inazuma regrettait, c'était de ne pouvoir se défaire de ce fantôme trop persistant.

Quittant son reflet dans le miroir, Inazuma retourna dans sa chambre et ouvrit en grand sa penderie. Sur les cintres, neuf chemises blanches impeccablement repassées. Sur les étagères, neuf pantalons soigneusement pliés, chacun bicolore, blanc sur la jambe droite, orange sur la gauche. Sur le râtelier, trois paires de chaussures cirées. Et dans le tiroir, ses sous-vêtements, rangés par genre et par couleur. Suivant un rituel précis, Inazuma défit son peignoir pour le suspendre au crochet à côté du haut miroir psyché, puis s'habilla en respectant scrupuleusement l'ordre établi.

Les doigts de Naore glissaient doucement sur ses cuisses. Inazuma enfila un pantalon et fixa les trois pressions. Personne ne poserait plus un doigt sur son corps sans son autorisation.

Le souffle de Naore caressait son dos comme une brise légère. Inazuma passa une chemise et la boutonna, de bas en haut sans oublier un seul des neuf boutons. Personne ne lui dicterait plus, ni sa conduite, ni ses pensées, ni ses sentiments.

La main de Naore emprisonnait sa gorge, tenant sa vie comme son âme. Inazuma noua avec soin le nœud papillon orange et rouge, s'assurant que le nœud soit régulier et bien serré. Personne ne dominerait plus son existence.

La tête haute, et les épaules droites, Inazuma affronta son reflet dans le miroir psyché, et sourit devant l'image renvoyée. Son apparence était parfaitement maîtrisée, de la tête aux pieds, sans le moindre accroc, sans le moindre hasard. Tout était à sa place, et Naore pouvait bien aller se faire voir. Il était mort, et ne pouvait plus rien lui faire. Les vieux souvenirs n'étaient rien d'autre que des souvenirs, ils ne blessaient pas autant que Naore lui-même. Or, Inazuma lui avait survécu, l'avait vaincu.

Le fantôme de Naore était impuissant.

Inazuma prit le long manteau blanc et orange, accroché sur la patère près de la porte, et l'enfila avec au cœur une satisfaction teintée de reconnaissance. Les boutons noués, la coupe du vêtement ajustée, tout était à sa place. Inazuma passa dans la cuisine et se servit un verre de vin. Le visage délétère de Naore s'évapora et disparut complètement.

Tout était à sa place.

Jusqu'à la prochaine nuit, où les souvenirs renaîtraient de leurs cendres. Mais le rituel serait là. Encore. Toujours. Et Inazuma chasserait le spectre de Naore, comme chaque matin. Sans exception.

Tout était à sa place.

Le soleil s'était levé sur une nouvelle journée.

Inazuma quitta sa maison, et prit paisiblement le chemin de la ville.