AN : ceci est une OS venu à l'improviste pendant les Nuits du Forum Francophone où on a une heure pour écrire sur un thème, ici "compartiment".

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De la justice

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Et peut-être, dans l'impossibilité de trouver un mort, vivant, dans cette impossibilité totale qui niait ce qu'elle se chuchotait dans la solitude mélancoliques de nuits sans sommeil, il y eut un mur qui se brisa.

Elle n'avait jamais eu le droit de pleurer ces morts. Ils étaient traîtres elle ne pouvait attirer sur elle ou sur son fils nul soupçons supplémentaire sans risquer la mort. Elle avait survécu par son insignifiance et par son silence. Quand elle aurait enfin pu pleuré, elle n'avait trouvé que la profonde mélancolie de se savoir solitaire et isolée du monde. Les larmes n'étaient pas venues. Elle aurait aimé être une de ces femmes qui s'affaissent sous le poids du chagrin, de ces femmes qui déchirent leur étoles de leurs ongles et qui hurlent dans la nuit comme des louves. Elle aurait voulu pleurer, jusqu'à faire taire son chagrin.

Mais non : elle avait continué de se lever chaque jour et à se promener dans des jardins devenus muets. Elle avait continué à sourire à l'empereur quand elle avait le droit de le voir maintenant que ses soupçons lui retiraient sa faveur déjà rare. Les morts étaient morts : il fallait laisser la plaie cicatriser et éviter l'infection. Il fallait parler avec des gens dont elle soupçonnait qu'ils avaient œuvré pour tuer ses amis et dont elle savait qu'il la tuerait avec son fils s'ils soupçonnaient la moindre chose. Il fallait sourire, il fallait vivre, enfin, vivre parce qu'elle était déjà assez vieille pour savoir qu'on honore les morts en restant en vie et en la vivant au mieux.

Il fallait qu'elle puisse regarder son fils et le réconforter, lui apporter l'amour d'une mère et d'un père, puisque l'Empereur avait retiré son affection. Il fallait qu'elle puisse absorber la colère de son fils et le calmer pour l'empêcher de se faire tuer à son tour. Elle n'a jamais eu le sens de la justice de Lin Xie ou du prince Qi, elle a toujours vu des hommes qui vivent avant de voir des principes.

Et voilà que perdue dans les pages d'un livre de voyage, il y avait une nouvelle impossibilité. Le monde se réarrangea autour d'elle et elle respira profondément dans la nuit avant de souffler la bougie.

Elle ne pleura pas, cette nuit-là – elle pleurerait bien plus tard, devant le constat des tragédies vouées à se répéter et devant la cruauté du monde – mais elle ferma les yeux et découvrit qu'elle espérait, pour la première fois, que justice soit rendue.

Elle ne s'était jamais permis d'imaginer que ce soit possible.