Il n'y a pas d'autre remède pour l'imprudent que de souffrir son mal sans murmurer (proverbe indien)
- Espérons que nous n'aurons plus d'ennui jusqu'à chez nous, dit Kili.
- Tais-toi donc, tu vas nous porter la poisse !
- Sérieusement, je crois que nous avons eu largement assez d'ennuis depuis le début. Tu ne crois pas ?
Fili fit semblant de réfléchir :
- Hum, tu veux dire depuis cet instant où tu as bêtement décidé de quitter le groupe pour te fourvoyer sur le territoire de chasse d'un ours ?
- Ça va, Fili ! Ne recommence pas avec ça.
Il y eut un petit silence puis Fili reprit d'un ton faussement dégagé :
- Euh… au fait, petit frère. C'est quoi cette histoire de récompense dont parlaient ces hommes ?
- Tu t'imagines peut-être qu'ils m'ont aidé pour rien ? grogna Kili.
Fili tourna la tête vers son frère :
- Là tu me fais peur, dit-il sans trace de sourire. Que leur as-tu promis ?
- Que Thorin les dédommagerait. Pour le temps perdu et la peine qu'ils ont prise.
Il y eut un petit silence.
- C'est tout ? demanda finalement l'aîné.
- Oui, bien sûr. Pourquoi ?
- Oh, pour rien.
En réalité, connaissant les idées parfois fantasques de son cadet, Fili avait effectivement eu un petit moment de frayeur. Bon, si ce n'était que cela… Certes, Thorin ne serait pas très content que son neveu se soit engagé en son nom, mais quand il connaîtrait les circonstances exactes dans lesquelles il l'avait fait…
- Il s'en remettra, pensa Fili.
Même si leur oncle tirerait sans doute prétexte de cet épisode pour enguirlander Kili tout son saoul. Histoire de se défouler un peu après des jours d'incertitude. Mais bon. Kili lui aussi s'en remettrait.
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Ils arrivèrent chez eux dans l'après-midi, alors que de menus flocons de neige commençaient à tomber. Ils n'en apprécièrent que davantage la perspective de dormir au chaud cette nuit-là.
Toutes leurs mésaventures avaient duré une dizaine de jours, pourtant les deux frères éprouvaient la sensation d'être partis depuis des semaines. A mesure que le pas de leur cheval les rapprochait, leurs sourires s'épanouissaient, de plus en plus large. C'est bon de rentrer chez soi !
La sentinelle qui se tenait à l'entrée des mines leva les deux bras au ciel en les reconnaissant.
- Vous ! s'écria le nain, dont la barbe se fendit également en un sourire de bienvenue. On commençait à vous croire perdus à jamais ! D'où venez-vous ?
- Oh, c'est toute une histoire, répondit joyeusement Kili. Qui ne doit pas se gâcher. Une histoire à raconter devant une chope de bière et un bon feu.
Les autres nains qu'ils croisèrent en amenant leur cheval à l'écurie eurent peu ou prou la même réaction que le premier. Les deux frères étaient accueillis en enfants prodigues. Ils furent serrés dans d'innombrables bras, on leur tapa dans le dos, on s'exclama sur tous les tons. La nouvelle, estima Fili, aurait fait le tour de la cité en moins d'une heure : Fili et Kili étaient de retour et tout le monde en paraissait enchanté.
- Pas la peine de sourire comme ça, observa l'aîné des garçons en regardant le visage joyeux et même légèrement fat son frère. Ça c'est la meilleure partie des choses. J'en connais deux qui vont nous chanter une autre chanson.
- Euh ! fit Kili, légèrement dégrisé. Tu n'as qu'à y aller, Fili. Moi je vais m'occuper du cheval. Toi de toute façon, « ils » t'écoutent toujours.
- Ben voyons !
Ils venaient de desseller leur monture. Fili se saisit d'une étrille et entreprit d'en frotter énergiquement le poil de l'animal.
- Si tu crois que je vais te laisser te défiler ! Je vais plutôt apporter tous mes soins à cette brave bête, qui nous a été bien utile et qui l'a bien mérité.
- C'est un cheval, Fili.
Fili regarda fixement son frère :
- Non ?! Il t'a fallu tout ce temps pour t'en apercevoir ? Bravo, Kili !
L'intéressé haussa les épaules :
- Je veux dire, regarde-le. Il dépasse tous nos poneys en taille. Qu'allons-nous faire d'un cheval ?
- C'est une brave bête, répéta Fili en caressant le chanfrein de leur monture. J'étais bien content de l'avoir avec moi après que tu sois parti chercher du secours. Je me suis senti un peu moins seul. Je ne cessais de me dire que si vous vouliez me sortir de là avec des cordes ou des échelles, il faudrait l'abandonner et qu'il finirait par mourir de faim et de soif. Et cela me navrait plus que je ne saurais le dire.
Quand le cheval fut bouchonné et étrillé des naseaux à la queue, quand sa mangeoire fut pleine et sa litière faite à propre, les deux frères se regardèrent, moitié souriants, moitié résignés.
- Bah, allons-y, dit Fili. Entre-temps on les a prévenus, c'est sûr. Ils doivent nous attendre. De toute façon nous ne pourrons pas différer éternellement ce moment.
- Ça me rappelle quand nous étions enfants.
- Au moins, nous sommes devenus trop vieux pour que Thorin nous tire les oreilles.
- Mais il n'est pas encore assez vieux pour manquer de voix ! pouffa Kili.
- Idiot ! gloussa son frère en lui envoyant une bourrade. Elle ne t'a pas manqué, sa voix ?
- Ooooh, tellement !
Ce fut plus fort qu'eux, ils se mirent à rire comme seuls deux frères peuvent rire ensemble d'une plaisanterie connue d'eux seuls. Après quoi ils se tapèrent dans la main, échangèrent un dernier coup d'œil, l'air de dire : « On n'y peut plus rien », et franchirent les derniers mètres de leur périple.
Thorin en les voyant commença par respirer un bon coup. Un coup d'œil rapide le rassura sur l'état de santé général des deux garçons. Ils étaient sales, dépenaillés et amaigris. Fili avait le bras en écharpe, Kili boitillait. Néanmoins, l'un dans l'autre ils étaient entiers. Cette constatation effectuée, Thorin les laissa embrasser leur mère en se forçant au silence, parce que tout de même, après tant de jours d'angoisse, il ne pouvait pas voler cet instant à sa sœur.
Dis serra ses fils contre elle avec transport, sans prononcer un seul mot. Après quoi elle les regarda longuement et arbora un air sévère :
- D'où sortez-vous ? Vous ressemblez à des vagabonds !
- Nous avons rencontré quelques difficultés en chemin, Mère, répondit prudemment Fili. Mais rien de grave, rassure-toi.
- Nous revoilà, compléta Kili.
- Vous revoilà !
Ils avaient beau s'y attendre, la voix basse de Thorin leur fit faire le dos rond, comme pour se protéger d'une averse. Voyant ses yeux noircir de seconde en seconde, Fili et Kili échangèrent un regard fataliste : il allait falloir supporter l'orage, ils n'avaient aucune échappatoire possible. Dis se croisa les bras sur la poitrine et attendit.
- Où est-ce que vous étiez passés ?! rugit Thorin.
Les deux frères n'essayèrent même pas de répondre. Ils savaient que le moment des explications était encore loin. Explications qui ne changeraient d'ailleurs rien : ni Thorin ni Dis ne s'apitoieraient sur leur sort ni ne les plaindraient d'aucune manière, sachant qu'ils s'étaient fourrés eux-mêmes dans le pétrin. Quand leur oncle en aurait terminé, leur mère exigerait de savoir ce qui était arrivé. Et quand elle saurait de quelle manière les mésaventures successives de ses fils s'étaient produites, elle ne manquerait pas de faire quelques commentaires de son cru. Dis avait horreur que ses proches se mettent en danger bêtement et pour rien. Lorsque cela se produisait, elle ne se gênait pas pour leur dire sa façon de penser, cela sans prendre de gant. Son frère aîné et elle se ressemblaient parfois tellement...
- Vous disparaissez pendant des jours et tout ce que vous trouvez à dire, c'est « nous revoilà » ?! explosa Thorin. Est-ce que vous avez la moindre idée du souci que nous nous sommes fait, votre mère et moi ?!
Sa voix atteignit son paroxysme et ce fut une grêle de mots qui s'abattit sur les deux garçons :
- Qu'est-ce qui m'a pris d'emmener avec moi deux ahuris de votre espèce, je me le demande encore ! Tout à coup je me retourne et vous n'étiez plus là ! Evaporés ! Disparus ! Aucune idée de ce que vous étiez devenus ! Nous avons suivi le chemin que Dori vous a vu emprunter et quoi ? Rien ! Nous avons retrouvé l'arc de Kili derrière un rocher et un cadavre de bouquetin, vraisemblablement tué par un ours ! Un ours ! Le poney de Fili est revenu, seul. Avec toutes ses affaires ficelées sur la selle. Vous vous imaginez ce que nous avons pu penser ? Qu'est-ce qui vous a pris de quitter le groupe comme ça, sans même prévenir ?!
Cela continua encore un moment. Fili et Kili rentraient la tête dans les épaules et regrettaient de ne pouvoir se boucher les oreilles. Ils n'écoutèrent pas vraiment chaque mot, c'était plutôt comme si certains seulement émergeaient du flux :
- Complètement inconscients... Bêtes à manger du foin... Pas un pour racheter l'autre...
Kili songeait lugubrement qu'il n'avait pas fini d'en entendre, une fois que son frère et lui-même pourraient en placer une et raconter leur histoire. Et cette fois ce serait un concert à deux voix : Dis ne pouvait pas lutter avec son frère question puissance vocale, elle attendait donc patiemment son heure. Car Thorin ne se tairait pas purement et simplement après avoir dit ce qu'il avait sur le cœur. Oh que non. Ils allaient être deux à commenter à leur manière chaque épisode du récit. Qu'il faudrait conclure en lui annonçant que Kili s'était engagé à ce que son oncle dédommage les hommes de la peine qu'ils s'étaient donnée pour libérer Fili de sa prison de roches. Ce serait lui fournir un magnifique prétexte pour faire de nouvelles remarques peu amènes. Quant à Dis, si elle n'avait pas la voix elle avait malgré tout, quand les circonstances l'exigeaient, la langue aussi coupante qu'une épée. Kili aurait bien aimé être plus vieux d'une heure ou deux pour que tout cela soit terminé. De son côté, étant parvenu au bout de sa diatribe, Thorin lança soudain froidement :
- Je suppose que vous avez ramené les marchandises qui vous avaient été confiées ?
Silence.
Fili et Kili se regardèrent, atterrés, comme s'ils se demandaient qui des deux allait annoncer la mauvaise nouvelle. Ils avaient un peu perdu de vue cette histoires de marchandises perdues. Grosse erreur. Très grosse erreur. Du même coup ils n'avaient pas réfléchi à la meilleure manière de présenter les choses et à présent, il était trop tard.
Autrement dit, tout ça n'aurait été qu'un préambule.
Le pire était encore à venir.
FIN