Cette fic a été écrite dans le cadre du challenge de mars 2019, proposé par le collectif Noname, sur le thème : "Ramène-moi à la maison".

Le défi de l'auteur était : « Actuellement, dans quel fandom souhaiteriez-vous vous retrouver l'espace d'une journée ? ».

Réponse : sans surprise, soit « Le hobbit », soit « Le seigneur des anneaux ".

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- Vous regrettez d'être venu, n'est-ce pas ?

Dans la radieuse lumière du matin (en supposant qu'il y ait vraiment un matin et un soir ici, dans les jardins éternellement fleuris de Valinor) et les mille chants d'oiseaux qui résonnaient dans les arbres, la voix paisible et onctueuse d'Elrond ne dérangeait rien, n'étouffait rien, comme parfaitement intégrée à l'harmonie générale.

Assis comme toujours sur un banc de bois blanc si délicatement façonné qu'il semblait presque immatériel, Bilbon Sacquet leva la tête vers le seigneur elfe et lui sourit. Un sourire qui se voulait de bienvenue mais qui paraissait bien las dans son visage parcheminé et ridé.

- Vous me connaissez bien, mon ami, soupira le vieux hobbit. Je pensais avoir gardé mes pensées secrètes, mais j'aurais dû me douter que vous comprendriez.

- En effet. Ne voilà-t-il pas des années que nous nous côtoyons ? Je me souviens comme si c'était hier du jour où vous êtes venu vivre à Fondcombe. Et pourtant, c'était il y a déjà longtemps.

- Moi, dit Bilbon, je me souviens comme si c'était hier du jour où j'ai découvert Fondcombe pour la première fois. Du choc émotionnel que j'ai éprouvé. De mon émerveillement. C'était il y a plus longtemps encore.

L'elfe hocha lentement la tête. Autour d'eux, l'air continuait à vibrer du chant des oiseaux et cela constituait une sorte de fond sonore paisible à leur conversation.

- Déjà je vous avais proposé de rester, je m'en souviens. Vous ne sembliez pas très… pas très à l'aise avec les nains.

Le visage de Bilbon s'assombrit d'un seul coup.

- Je ne l'étais pas, en effet. Et vous ne pouvez savoir combien j'ai apprécié votre proposition. Je ne l'ai jamais oubliée. C'est pourquoi quand j'ai été trop las… Déjà à ce moment-là, je veux dire en ce jour si lointain, j'aurais aimé rester. Mais je m'étais engagé auprès des nains.

Il soupira à nouveau :

- Si j'avais accepté votre invitation à ce moment-là, bien des choses auraient été différentes. Oh oui, bien des choses. En bien ou en mal, ça par contre je ne saurais le dire.

Il y eut un long silence. Bilbon paraissait plongé dans ses pensées, ou ses souvenirs, et Elrond attendait patiemment. Cependant, comme rien ne venait il finit par renouer le fil de la conversation :

- J'ai toujours eu le sentiment que vous étiez heureux à Fondcombe, durant toutes les années que vous y avez passé.

- Je l'étais.

Bilbon se tourna vers lui, ses yeux aux prunelles rendues laiteuses par l'âge soudain animés, et il serra chaleureusement entre ses doigts flétris les mains de son compagnon.

- Oh oui, j'ai passé des années merveilleuses, à Fondcombe ! assura-t-il encore. Un rêve qui devient réalité, voilà ce que furent ces années.

Le silence s'installa à nouveau.

- Mon ami, dit Elrond avec une infinie douceur, vous savez que vous pouvez me dire ce qui trouble votre cœur. De jour en jour je vous vois plus silencieux, plus solitaire et… plus triste. Vous semblez fuir jusqu'à Frodon.

- Frodon… murmura le vieux hobbit.

Il parut faire un effort pour se redresser d'un air gaillard et ajouta, en forçant manifestement sa voix à paraître gaie :

- Je suis tellement heureux pour lui ! Frodon a payé un très… un très lourd tribu à la quête de l'anneau. Et je sais bien qu'il ne m'a pas tout raconté. Certaines blessures sont trop profondes pour... pour être évoquées. Ici, il est libéré de la souffrance qui pesait sur lui. Ici, il est libre. Il le méritait.

- Sans aucun doute. Nul ne le méritait plus que lui. Sauf peut-être vous-même.

Elrond guettait l'effet de ses paroles sur son compagnon et il vit ses épaules s'affaisser et une ombre envahir son visage. Les yeux fixés droit devant lui, ou peut-être sur des souvenirs ou des images que lui seul pouvait voir, Bilbon parut à nouveau s'absorber en lui-même.

- Vous n'êtes pas heureux, Bilbon, dit enfin Elrond, se décidant à parler à la place de son vieil ami. Vous n'êtes pas heureux et vous regrettez d'être venu sur les Terres Immortelles. Cela, je peux le voir. J'ai plus de mal à comprendre pourquoi vous paraissez ne pas vouloir l'admettre.

Un silence.

- J'ai peur… commença le hobbit.

Il secoua tristement la tête et ajouta à voix presque basse :

- J'ai peur que vous me trouviez bien ingrat.

Une pause.

- Peu de mortels ont eu l'honneur d'être acceptés ici, reprit Bilbon d'une voix hésitante. Et je ne voudrais pas… que vous pensiez…

La main douce de l'elfe se posa sur l'épaule décharnée du vieillard :

- Allons, Bilbon. Vous oubliez que je vous connais. Je sais bien que vous n'avez rien d'un ingrat.

Le hobbit offrit un sourire reconnaissant à son interlocuteur, qui soupira :

- Nous aurions dû vous laisser plus de temps pour décider si vous vouliez venir ou non. Tout cela a été trop précipité, je m'en rends compte à présent. Gandalf souhaitait vous emmener avec lui et j'ai tout de suite trouvé l'idée excellente. Nous sommes partis du principe que vous en auriez envie, que vous voudriez accompagner Frodon et rester avec nous. Mais à aucun moment nous n'en avons vraiment parlé.

- Ce n'est pas votre faute. Je suis un être à contradictions.

Comme Elrond paraissait un peu surpris, Bilbon expliqua :

- Durant toute une période de ma vie, j'ai cru ressembler en tout à mon père. J'étais persuadé d'être un Sacquet pur jus, tout comme lui. Oh bien sûr, lorsque j'étais enfant je rêvais d'horizons nouveaux, de voyages et d'aventures. Toute chose à laquelle aucun hobbit respectable ne pense jamais. Mais en grandissant cela m'est passé et j'ai pensé que j'avais enfin atteint la sagesse de l'âge adulte. Quand Gandalf m'a convaincu de partir pour la quête d'Erebor, j'ai passé presque tout mon temps à regretter de l'avoir écouté et à espérer pouvoir un jour rentrer chez moi. Sauf que lorsque j'ai pu le faire, j'ai réalisé que je m'ennuyais et que j'aurais aimé repartir. Gandalf prétendait que si je revenais vivant, je ne serais plus le même. Le fait est qu'il s'est trompé : la réalité, c'est que je tiens de ma mère. Des Touque. Et que cette aventure m'a révélé à moi-même.

- Et découvrir Valinor ne vous a pas plu ? demanda doucement Elrond.

- Si, répondit sincèrement Bilbon. C'est pourquoi je dis que ce n'était pas votre faute. Ne croyez pas que je suis venu sans avoir réalisé de quoi il était question. J'étais ravi de repartir et de voir un lieu tel que celui-ci. Ravi de pouvoir y poser mes pieds. Je ne me doutais pas... Je...

Embarrassé, Bilbon se tut sans terminer sa phrase. A nouveau, le silence s'installa entre les deux amis. Au bout d'un moment, le hobbit demanda :

- Elrond, savez-vous quel est mon plus grand regret ?

- Oui, répondit l'elfe. Vous m'en avez parlé maintes fois durant les années que vous avez passées à Fondcombe. Vous auriez voulu revoir la Montagne Solitaire.

- Erebor, murmura le hobbit.

Puis il baissa la tête, comme écrasé par un poids trop lourd.

- Mais dès l'instant où vous vous êtes défait de l'anneau unique au profit de Frodon, l'âge a commencé à vous rattraper. Vous n'aviez plus la force de faire un tel voyage. Surtout pas seul.

- Vous savez Elrond, la quête d'Erebor… c'est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Elle m'a permis de savoir qui j'étais vraiment et elle a donné à mon existence une saveur qu'elle n'aurait jamais eu sinon.

- Et malgré cela, vous n'êtes pas heureux ?

- Disons que je trouve parfois pénible de n'avoir plus rien de cette aventure que de vieux souvenirs jaunis par le temps. Des souvenirs, voilà tout ce qu'il me reste. C'est bien peu de chose.

Bilbon soupira et ajouta :

- C'est pour cela que j'avais décidé de tout mettre par écrit. De peur de perdre jusqu'à mes souvenirs. Une manière aussi de me replonger dans les événements d'autrefois.

Elrond regarda le semi homme avec sympathie et demanda doucement :

- Et vous croyez que revoir la montagne aurait changé quelque chose ? Vous êtes bien conscient pourtant de ce que tout a changé ? Je doute que vos amis soient encore en vie aujourd'hui, et Erebor même doit avoir énormément changé.

- Oui, soupira Bilbon.

Puis d'une voix profondément mélancolique, il ajouta :

- Mes amis sont morts là-bas. Une partie de moi est morte en cet endroit. Cette partie de moi-même que je n'ai jamais retrouvée par la suite. Et bien malgré moi, je crois que... je crois qu'en réalité, mon cœur est resté là-bas. Avec eux. Pour toujours.

Il y eut un nouveau silence.

- Je suis sincèrement désolé, Bilbon.

La voix d'Elrond contenait une note tragique qu'elle n'avait jamais eue.

- Je suis vraiment, terriblement désolé. J'aurais dû comprendre. J'avais raison en pensant que vous n'étiez pas heureux ici. Les elfes ont pensé vous honorer en vous offrant la vie éternelle sur les terres immortelles. Mais la vérité...

Bilbon baissa la tête. Ses doigts tordus par l'âge se crispèrent sur ses genoux et ses paupières se plissèrent, comme s'il cherchait à retenir ses larmes.

- ... la vérité est que vous auriez préféré reposer en Terre du Milieu, aux côtés de vos amis nains.

- Comprenez-moi, murmura Bilbon dans un souffle, je... à mon retour en Comté... rien n'a plus jamais été pareil. Par la suite, avec Frodon, j'ai vraiment cru avoir retrouvé une raison de vivre. Mais la vérité est que si je l'ai adopté, c'était pour remplir le vide effroyable de mon existence. Pour mettre fin à mes cauchemars (1). J'ai essayé de vivre à nouveau, de m'intéresser à quelqu'un d'autre, de retrouver une existence digne de ce nom. Et durant des années, ça a bien fonctionné. Jusqu'au jour où il est devenu adulte et qu'il n'a plus eu besoin de moi.

- Frodon aura toujours besoin de vous. Il vous aime énormément.

- Moi aussi je l'aime beaucoup. Mais il n'a plus besoin de moi. Depuis longtemps. Il l'a d'ailleurs largement prouvé en accomplissant la quête que vous lui aviez confiée.

- C'était une mauvaise action, dit Elrond, une mauvaise action de vous faire venir ici. J'en suis le premier responsable et je vous prie de m'en excuser. J'avais cru bien faire.

- Ne vous blâmez pas, répondit Bilbon. Je sais que vous avez cru bien faire. Et je suis réellement honoré par cette faveur spéciale que vous nous avez faite, à Frodon et moi.

Il y eut un petit silence puis le vieux hobbit reprit, non sans une certaine dérision :

- J'ai toujours rêvé des elfes. Je vous ai toujours été reconnaissant de m'avoir accueilli à Fondcombe. Je n'arrivais pas à imaginer un meilleur endroit pour finir mes jours. On aurait pu penser qu'après tout cela, pouvoir accéder aux Terres Immortelles en votre compagnie, en compagnie de Gandalf, me comblerait de bonheur pour toute l'éternité. Je l'aurais cru moi-même. J'ai été heureux de votre proposition, mon ami. En arrivant aux Havres gris, je me suis senti presque libéré du fardeau de la vieillesse. Comme un nouveau départ.

Elrond suivit des yeux le vol d'un oiseau traversant l'azur puis énonça, avec une infinie douceur :

- Mais quel que soit le temps que vous avez passé parmi nous les elfes, votre cœur en réalité n'a jamais quitté les nains. Ce nouveau départ dont vous parlez, il ne vous a pas mené là où vous le désiriez vraiment.

Une expression de souffrance passa fugitivement sur le visage ridé de Bilbon qui demeura les yeux baissés, fixés sur ses mains couvertes de taches de vieillesse qu'il avait coincées entre ses deux genoux.

- Je ne voudrais pas, commença-t-il maladroitement, je ne voudrais pas que vous vous sentiez vexé.

- Mon ami, votre chagrin me touche mais de votre part rien ne saurait me vexer, assura le seigneur elfe.

Il se leva, avec cette manière inimitable qu'ont les elfes de se mouvoir, tout en fluidité et en grâce, et ajouta :

- Je vois arriver Frodon, là-bas. Essayez de lui consacrer un peu de temps, Bilbon. Il s'inquiète pour vous et il a remarqué, lui aussi, que vous sembliez le fuir.

Bilbon soupira mais, relevant la tête, il s'efforça de se composer un visage accueillant pour son neveu. Ce n'était pas qu'il le fuyait ces temps-ci, non. Mais ses pensées lugubres ne le quittant pas, il avait préféré se tenir à l'écart afin de n'imposer à personne son humeur maussade. Toutefois, il ne souhaitait pas que Frodon s'inquiète pour lui. Et puis d'avoir pu parler avec Elrond l'avait un peu soulagé.

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Le visage de Gandalf était comme figé. Pour lui apparemment, la nouvelle était rude à entendre. Et plus encore à appréhender.

- Mais vous savez qu'il n'y a rien à faire, dit-il enfin.

- Il faut permettre à Bilbon de rentrer chez lui, énonça fermement Elrond.

- Chez lui, en Comté ? Non, je crois que vous vous trompez. Bilbon est sans doute un peu déphasé, mais il va se remettre.

- Il est plus malheureux chaque jour. Et je ne vous parle pas de la Comté. Bilbon doit retourner à Erebor.

Le mage tressaillit violemment, comme si quelqu'un l'avait piqué de la pointe d'une lame.

- C'est absurde, murmura-t-il.

- Gandalf, je sais que vous aimeriez le garder près de vous. Mais nous nous sommes trompés en l'amenant ici. Ce n'est pas sa place. Ce n'est pas ce qu'il veut. Et nous devons réparer notre erreur.

- On ne peut plus quitter Valinor, rétorqua Gandalf d'une voix ferme. Et d'ailleurs, il n'y a plus personne à Erebor qui se souvienne encore de Bilbon Sacquet. Ses amis sont morts depuis longtemps. D'ailleurs je doute que les nains se montrent aussi accueillant que vous l'avez été. Non, tout cela n'a aucun sens.

- Gandalf, reprit fermement Elrond, j'ai pour Bilbon autant d'affection que vous, sinon plus. Et je vous le répète, sa place n'est pas ici.

- Je sais à quoi vous pensez, mais c'est impossible. Vous le savez aussi bien que moi. Ce n'est pas dans l'ordre du monde. Autant demander au soleil de se mettre à danser à travers le ciel !

L'elfe arbora une expression pensive durant quelques instants puis finit par murmurer :

- Et pourquoi pas ?

Il n'en dit pas plus ce jour-là. Elrond n'avait pas vécu si longtemps pour s'avancer à la légère. Ce à quoi il pensait paraissait effectivement impossible, en dehors des règles énoncées lors de la création de l'univers. Mais était-ce vraiment plus extravagant que le fait que deux hobbits aient pu aborder sur les Terres Immortelles des elfes ? Après tout, pourquoi ne pourrait-on pas parfois bousculer un tout petit peu l'ordre des choses ? Ou l'ordre du monde, pour reprendre l'expression de Gandalf. Il suffisait simplement d'obtenir… l'impossible. Et Elrond avait devant lui l'éternité.

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(1) Cette partie de l'histoire a été racontée dans une précédente fic intitulée La culpabilité du survivant.