Lorsque le corps de Royce King junior ne fut plus qu'une masse geignante et brisée, Rosalie éprouva un curieux mélange de légèreté et de lassitude. Elle savait qu'elle n'aurait jamais pu avoir l'esprit en paix si elle ne s'était pas vengée de ceux qui avaient détruit son existence dorée et ses rêves. Paradoxalement peut-être, à présent que tout était terminé elle se sentait vide. Jusque-là, l'idée de sa vengeance et sa mise en œuvre avaient occupé toutes ces pensées et déterminé tous ses actes. Elle s'y était accrochée de même qu'aux souvenirs de sa dernière nuit, dont elle l'avait nourrie.

Que lui restait-il à présent ? se demanda-t-elle avec une angoisse bien réelle. Elle retira son collier, ses boucles d'oreilles et les jeta dans un égout. Puis elle ôta son voile de mariée et courut, avec la légèreté et la vitesse qui désormais étaient siennes, elle courut dans le jour naissant jusqu'à la gare où l'attendaient déjà Carlisle, Esmée et Edward. Esmé lui tendit un sac. Il contenait des vêtements. Rosalie alla se changer dans les toilettes.

Son angoisse ne s'était pas dissipée mais elle avait pris sa décision. Même si cette idée la mettait au supplice, elle savait que pour elle aucun retour en arrière n'était possible. L'existence qu'elle avait menée jusque-là, tous les rêves qu'elle avait nourris, tout cela n'était plus que souvenirs. Elle n'était plus un être humain et ne pouvait pas le redevenir. Elle ne pouvait donc plus vivre parmi les humains et en tant que telle. Et l'idée de rester seule la terrorisait. Elle devait donc rester avec ceux qui constitueraient désormais son clan (il lui faudrait quelques temps pour les considérer comme une nouvelle famille). Ses semblables. Elle n'avait aucune sympathie pour eux, surtout pas pour Edward dont l'indifférence à son égard la vexait profondément et l'exaspérait en même temps. Mais elle n'avait pas d'autre choix. Ils quittaient tous Rochester par le premier train. Ils en avaient longuement parlé : Rosalie était trop connue, il ne fallait pas qu'on la revoit dans la ville. Et elle ne pouvait demeurer toujours enfermée, n'est-ce pas ? De plus, après toutes ces morts, surtout celle du jeune King, les enquêteurs, aiguillonnés par les familles, allaient passer la ville au crible.

Mais peu importait à Rosalie de partir. Plus rien ne la retenait dans sa ville natale, désormais. De même elle se moquait de l'endroit où elle se rendrait avec les Cullen. Ici ou ailleurs, quelle importance ?

Lorsque les quatre voyageurs eurent pris place dans leur compartiment, elle appuya son visage contre la vitre et regarda sans le voir défiler le paysage. La sensation de vide persistait.

Rosalie ignorait encore que jamais elle ne se dissiperait. Qu'au cours des mois qui allaient suivre, à mesure qu'elle prendrait conscience, un peu plus chaque jour, de tout ce qu'elle avait perdu, elle allait détester Carlisle Cullen pour être intervenu et ne pas l'avoir laissée mourir. Elle le détesterait à la mesure de son aversion pour cette nouvelle existence figée et sans avenir. Elle resterait cependant, car la peur de la solitude demeurerait plus forte que son aversion.

La tendresse d'Esmé l'insupporterait d'abord puis finirait par la réconforter. Avec le temps, elle finirait par réussir à pardonner à son « créateur » et même à l'aimer. Mais toujours elle regretterait de n'être pas morte. Etre un vampire était une malédiction.

Rosalie Hale ne l'oublierait jamais.

FIN