Cet OS a été proposé dans le cadre du challenge d'été 2018 du collectif Noname. Le thème choisi était : "derniers instants".
Le défi de l'auteur était le suivant : Quel a été le livre (ou l'histoire) le (la) plus dur(e) à lire, voire que vous n'avez pu finir? Et pourquoi ?
Réponse : alors pour moi, le pire du pire a sans aucun doute été L'Assommoir d"Emile Zola. Et je trouve que jamais roman n'a si bien porté son titre ! J'ai été forcé de le finir parce qu'à l'époque c'était une lecture imposée par le lycée mais quelle horreur ! Je déteste Zola. Je déteste son univers, ses histoires me gonflent considérablement et en plus, je n'aime pas ses personnages. Et moi, si je ne peux pas éprouver d'empathie pour les personnages, alors je m'en vais. Quand j'y repense... mais quelle horreur que ce bouquin !
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Les orcs d'Azog le Profanateur leur étaient tombés dessus durant la nuit, après avoir silencieusement encerclé leur campement. Bien sûr, les membres de la Compagnie se relayaient pour monter la garde mais ça n'avait servi à rien. A pied pour que les poneys n'éventent pas l'odeur des wargs, l'ennemi s'était faufilé à travers bois, sans un bruit. Sans un cri ni un murmure.
L'assaut avait été aussi rapide que décisif. Surpris dans leur sommeil, onze des treize nains ainsi que le hobbit Bilbon Sacquet avaient été réduits à l'impuissance en un clin d'œil. Quant aux deux veilleurs, à savoir Oïn et Gloïn, ils avaient bien tenté de résister et de se battre mais ils avaient été submergés en quelques instants par la horde qui se jetait sur eux.
Gandalf aurait peut-être pu faire quelque chose. Malheureusement il n'était pas là : prétextant de mystérieuses affaires à régler, le magicien s'était éclipsé la veille dans la journée en promettant qu'il rattraperait le groupe un peu plus tard. A ceci près qu'il était désormais probable qu'il n'y aurait bientôt plus de groupe. Ni groupe ni individu isolé d'ailleurs. La quête pour Erebor s'arrêtait ici et maintenant. Définitivement.
Les nains et leur cambrioleur, lequel n'aurait finalement jamais l'occasion de cambrioler quoi que ce soit, avaient été agenouillés de force autour du feu, les mains solidement liées dans le dos. Pour ceux d'entre eux qui avaient déjà eu affaire aux orcs par le passé, il ne faisait aucun doute qu'aucun de tous ceux qui étaient ici prisonniers ne vivrait encore assez longtemps pour voir le jour se lever.
Azog triomphait et le moins que l'on en pouvait dire c'était qu'il n'avait pas le triomphe modeste. Il paradait devant les captifs en se pavanant et baragouinait on ne savait trop quoi en langue noire. Ses sbires paraissaient trouver son discours désopilant, si l'on en jugeait par la manière dont ils riaient, gloussaient et ricanaient à qui mieux mieux. Les captifs avaient bien conscience d'être le sujet de plaisanteries sans doute douteuses mais ils n'étaient pas en mesure d'y mettre un terme.
Lorsqu'il en eut assez de tirer sur ses liens sans autre résultat que les faire pénétrer de plus en plus profondément dans sa chair, Thorin laissa courir son regard sur le cercle composé par les siens et il sentit son cœur se serrer. Il ne pouvait plus rien pour eux. En cet instant il aurait donné à peu près n'importe quoi pour qu'il en soit autrement mais, malheureusement, ce n'était pas le cas. Son regard tomba sur le hobbit, aussi stoïque que tous les autres, et il éprouva un secret remords. Il n'avait pas toujours été tendre avec Bilbon depuis leur départ de la Comté, pourtant ce petit bonhomme s'était révélé être bien plus malin, coriace et courageux qu'il en avait l'air au premier abord. Thorin regretta de n'avoir plus l'occasion de le lui dire. Par contre... oui peut-être... les chances étaient minces, en fait quasiment inexistantes, mais si jamais... oui, cela valait la peine d'essayer.
Thorin prit plusieurs inspirations destinées à dompter sa fierté qui se rebellait à l'idée de chercher à composer avec un orc (surtout celui-là !) puis éleva la voix :
- Azog, épargne au moins le semi homme. Il n'est pas des nôtres. Il n'a rien à voir avec nos histoires.
Bilbon leva brusquement la tête et porta sur Thorin un regard éberlué. Alors celle-là, c'était peu de dire qu'il ne l'avait pas vu venir ! En fait il ne l'aurait jamais attendue. Bien malgré lui il sentit un espoir s'insinuer en lui. Si Thorin parvenait à convaincre cet orc... le salut... peut-être... Des plans confus s'échafaudèrent dans la cervelle du hobbit. Il aurait suffi que ses mains soient libres. Juste un instant. Cela lui permettrait de prendre son anneau au fond de sa poche et, devenu invisible, d'échapper à ces brutes.
Alors et seulement alors il pourrait tenter quelque chose pour ses amis. Tenter quoi il ne le savait pas encore mais quelque chose... quelque chose...
Son espoir s'évanouit aussitôt cependant, car Azog se contenta de se planter face à Thorin et de lui rire au nez.
- Jamais ! grinça-t-il. Tu les verras tous mourir et ensuite, seulement ensuite je t'ouvrirai les tripes, très lentement !
Puis il reprit son va et vient mais, cette fois, il se dirigea directement vers Bilbon qui déglutit sans pouvoir s'en empêcher. L'orc pâle empoigna le hobbit par ses vêtements et le souleva de terre. Puis il fit mine d'approcher son visage de lui (Bilbon se recula instinctivement, sans pouvoir réprimer une grimace de dégoût) avant de le humer à grand bruit.
- Il sent le nain ! clama l'albinos. C'est bien l'un des tiens !
Puis il lâcha négligemment sa victime qui s'effondra sur le sol, incapable d'amortir sa chute avec ses mains liées.
Azog reprit sa ronde à l'intérieur du cercle et tous eurent soudain le désagréable pressentiment qu'il avait une idée précise derrière la tête. Ils en eurent confirmation en le voyant s'arrêter cette fois devant Kili. Le jeune prince lui jeta un regard méprisant : comme ses amis, il savait bien qu'aucun d'eux n'en sortirait vivant.
De sa main droite, l'orc empoigna le garçon par les cheveux et tira sauvagement pour l'obliger à lever la tête.
Une dernière fois Thorin tira de toutes ses forces sur ses liens, dans une impossible tentative de pouvoir secourir son neveu. Tout ce qu'il y gagna fut un coup de pied de l'un des orcs qui surveillaient étroitement les prisonniers.
- Toi ! gronda Azog en menaçant la gorge de Kili avec la lame qui remplaçait son bras gauche. Je te laisserai la vie sauve si tu me rends hommage.
L'orc eut une grimace jubilatoire et ajouta :
- Et si tu rampes à mes pieds comme le chien que tu es !
- Crève ! rétorqua Kili, indigné.
Cela alla vite. Oh, si vite ! Thorin eut un soubresaut de tout le corps, Fili poussa un cri inarticulé, Bilbon étouffa un hoquet d'horreur avant de détourner les yeux mais tout était déjà terminé. La gorge ouverte d'une oreille à l'autre Kili s'affaissa lentement tandis que son sang s'échappait à flot de la blessure et se répandait sur ses vêtements et sur le sol.
Thorin ferma les yeux. Il le savait que ça finirait comme ça. Il le savait que ce n'était que le premier. Mais il n'aurait jamais cru que savoir ce qui doit arriver puisse faire aussi mal.
Déjà Azog s'était planté devant Fili et lui glissait sa lame éclaboussée de sang sous le menton.
- Même proposition, ricana-t-il.
- Mon frère a parlé pour nous tous ! cracha le jeune nain, dont les yeux bleus s'étaient obscurcis de haine. Jamais ! Je n'ai qu'une chose à te dire : sois maudit à jamais !
Thorin ouvrit la bouche sans savoir ce qui allait en sortir, n'importe quoi, n'importe quoi qui puisse changer le cours des choses mais il était déjà trop tard. Fili s'effondrait à son tour, mêlant son sang à celui de son frère.
Azog parcourut ainsi tout le cercle. A chaque nain il refit la même proposition. Ils refusèrent tous. Et tous, l'un après l'autre, furent égorgés sans le moindre état d'âme.
Pour finir il ne resta que Thorin et Bilbon Sacquet, presque en face l'un de l'autre de part et d'autre du feu de camp qu'ils avaient allumé lorsqu'ils s'étaient arrêtés ce soir-là pour passer la nuit. Une nuit qui serait désormais éternelle.
Leurs regards se croisèrent une dernière fois.
- Je suis désolé, dit Thorin. Sincèrement désolé. J'avais promis de veiller sur vous. Je suis navré de n'avoir pas pu tenir parole.
Bilbon était tellement malade d'horreur après ce qui venait de se produire qu'il était sûr qu'il vomirait tripes et boyaux s'il ouvrait la bouche. Après la mort de Kili et Fili, il avait prié silencieusement pour que le massacre cesse, pour que les nains... l'un d'eux au moins... mais il savait bien que ça n'arriverait pas. Il fallait cependant qu'il se raccroche à quelque chose, n'est-ce pas ? Pourtant, les paroles de Thorin parvinrent presque (presque seulement) à écarter un instant de son esprit sa révolte et son écœurement. Et ce fut d'une voix pratiquement (pratiquement !) normale qu'il répondit, sans que leurs yeux ne se lâchent un seul instant :
- Vous n'aviez rien promis. Vous n'aviez aucune obligation. Je suis venu de mon plein gré.
Azog éclata de rire. La lame qui lui tenait lieu de bras gauche était entièrement couverte de sang.
- Alors, fit-il en se rapprochant de Thorin à la manière d'un chat qui s'apprête à achever la souris qu'il tient entre ses griffes et en le guignant d'un l'oeil gourmand, alors c'est vrai, tu tiens à cet avorton ? Je ne l'aurais jamais cru.
Thorin ne crut pas devoir lui répondre.
- Adieu, Maître Sacquet, dit-il à mi-voix, ses yeux clairs toujours fixés sur le hobbit. J'aurais vraiment voulu que vous puissiez rentrer chez vous sain et sauf.
Azog leva le bras (la lame serait plus exacte) et Bilbon ne put se contenir plus longtemps. Il n'avait pas proféré un son durant l'odieux massacre mais là ce fut plus fort que lui :
- NON ! hurla-t-il. Non, attendez !
Et puis il ferma les yeux en souhaitant être déjà mort. Il les rouvrit en entendant la voix d'Azog :
- Pas si vite ! Tu ne vas pas crever tout de suite, pas vrai ? Je t'ai dit que tu les verrais TOUS mourir !
Bilbon sentit la bile lui monter dans la gorge et lutta pour réprimer ses nausées. Thorin n'était pas mort, même s'il ne valait guère mieux : il était tombé sur le flanc et dans la lueur des flammes le hobbit voyait bien qu'il avait l'abdomen déchiré en diagonale. Il est impossible de survivre à une telle blessure mais ce n'est pas forcément la plus douce des agonies.
Enfin, Azog se dirigea vers lui.
- Faites vite ! pria silencieusement le hobbit. Que je ne vois plus tous ces morts. Que je sois débarrassé de cette horrible odeur de sang. Que j'échappe à tout ça !
Mais Azog n'était apparemment pas aussi pressé que lui. Il s'arrêta devant lui comme il s'était arrêté devant tous les autres et entreprit de tapoter doucement sa main valide avec sa lame ensanglantée.
- Alors... fit-il. Il paraît que tu n'es pas des leurs ? Donc tu n'as aucune obligation envers eux, pas vrai ? Et tu es peut-être un peu moins idiot et un peu moins borné ? Je répète ma proposition : si tu veux vivre, tu n'as qu'à...
- Taisez-vous ! le coupa Bilbon avec une autorité qu'il ne se connaissait pas lui-même. Je ne veux rien entendre. Vous êtes un monstre. Pas parce que vous tuez vos ennemis... j'ai connu des guerriers...
Il eut un douloureux mouvement de tête pour désigner les cadavres alentours et dut à nouveau ravaler avec difficulté la bile qui lui emplissait la bouche.
- ... mais vous, vous n'êtes pas un guerrier. Vous êtes un destructeur. Vous niez le sens même de la vie. Ou peut-être que vous l'ignorez. Vous ne croyez en rien, quoi que vous vouliez faire croire. Ce ne sont que des prétextes sans fondement : comme vous n'avez rien, rien en vous, vous imaginez que faire étalage de votre force fait de vous... je ne sais pas quoi, en fait. Quelque chose. En réalité vous êtes vide. Totalement vide. Et tout ce que vous faites est vide de sens. Gratuit. Inutile. Vous savez pourquoi les peuples libres portent -et méritent- ce nom ? C'est précisément à cause de tout ce que vous rejetez. Leur capacité à ressentir, éprouver, explorer... changer d'avis... partager, rêver... et même aimer. Je doute que vous puissiez jamais comprendre mais c'est ainsi.
Azog demeura un instant statufié. Il avait entendu bien des choses dans sa vie, des injures, des menaces, des paroles de défi, des bravades et des malédictions. Mais jamais rien de semblable, ni prononcé sur un tel ton de mépris.
Toutefois il se reprit vite et se pencha vers le hobbit :
- Si toi tu connais le sens de la vie, gronda-t-il, alors tu dois tenir à la tienne ?
- Oui, répondit Bilbon, mais pas au point d'entrer dans votre jeu. Oui j'ai peur de mourir, et je suis sûr qu'eux tous avaient peur aussi. Pour eux, pour leurs proches, pour leurs amis. Mais pas au point de se renier eux-mêmes. Voyez-vous, vous aviez raison : ils étaient les miens. Parce que n'importe qui, n'importe qui capable de dire "non" aux ténèbres, à la barbarie et à l'inanité, la vacuité que vous incarnez est l'un des miens. Peu importe sa race et ce en quoi il croit.
- Idiot ! rugit Azog en levant une dernière fois sa terrible lame.
Bilbon tomba sans un cri.
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A l'aube, quand Gandalf arriva sur les lieux le feu s'était éteint et les orcs étaient partis, laissant derrière eux les cadavres de ce qui avait été la Compagnie de Thorin. Ce dernier respirait encore faiblement. Trop faiblement.
Sans doute n'était-il plus vraiment conscient mais le magicien ne l'en plongea pas moins dans un profond sommeil, dont jamais il ne sortirait. Pour qu'il finisse de s'éteindre sans souffrir davantage, tant physiquement que moralement.
Puis il donna une sépulture à tous ses amis. Il allongea Thorin entre ses deux neveux et, bien qu'il sache que tout était terminé, il attendit que le cœur du roi des nains ait cessé de battre avant de refermer la tombe.
Alors seulement il pleura.
FIN