Ces fics ont été publiées pour la première fois dans le recueil participatif de Julindy « Paris », destiné à rendre hommage aux victimes des attentats survenus entre 2015 et 2016 (et pas seulement à Paris), ainsi qu'à leurs familles.
L'idée était la suivante : "Lire, commenter, écrire, partager, honorer. Vivre..."
Accessoirement, ce sont aussi des textes adéquats à poster pour la Toussaint. Mettons que ce soit un cadeau d'Halloween.
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Il voulait tout ce qu'ils avaient. L'or, les joyaux, la puissance, la montagne... TOUT ce qui leur appartenait, il le voulait. Il l'aurait. Il s'en gorgerait. Il se vautrerait dans leurs possessions jusqu'à plus soif.
Mais il voulait bien plus encore.
Il voulait les détruire, les briser, leur inspirer la peur, non la pire des terreurs.
Il voulait leur âme.
Il voulait les voir réduits à rien, les voir gémir et trembler, les voir vivre dans la frayeur et le regret jusqu'à leurs derniers jours.
Il savait comment faire.
La peur est une arme. L'arme ultime. La peur est la base de la vraie puissance. Un sentiment délicieux à inspirer. C'est relativement facile et c'est tellement... enivrant. Pour qui sait la manier et l'utiliser, la peur est non seulement la plus puissante des armes mais encore la quintessence du pouvoir. Elle s'insinue dans les veines, emprisonne les sens, empoisonne l'esprit, prive les corps de ressource. La peur avec ses mille visages : peur pour soi-même, pour ses proches, ses amis, ses semblables. Peur pour l'avenir, pour ce en quoi l'on croit. Peur de voir ses valeurs foulées aux pieds et annihilées. Tant et tant de facettes et il les utiliserait toutes. Toutes sans exception.
C'était facile. Très facile. Il commença par incendier tout un pan de la montagne, bien en vue. Les pins centenaires s'enflammèrent comme autant de torches, le bois craquant et gémissant sous l'assaut des flammes, les ramures vertes disparaissant derrière des torrents de fumée. L'incendie gagnait en puissance à chaque seconde et les flammes s'élevaient vers le ciel avec fureur, ne laissant plus que des branches et des troncs noircis pareils à autant de bras tendus. Suppliciés. Moribonds. L'essence même de la puissance.
Dans la vallée les trompes d'alarme se mirent à sonner. D'abord celles des hommes. Bientôt suivies par celles des nains. Alors il cessa de tournoyer très haut au-dessus d'eux, replia ses ailes et se laissa descendre pour passer à la seconde étape.
Smaug fondit sur la paisible ville de Dale comme la mort incarnée. Dale ne lui était stricte-ment rien par elle-même. Grotesque amas de pierre et de bois, pauvres et laides tanières pour ces humains dépourvus de tout intérêt, autant dire insignifiants. Mais Dale était l'instrument idéal pour insuffler la peur dans le cœur de ses vraies victimes. Les nains étaient aux premières loges, ils allaient avoir un faible avant-goût de ce qui les attendait. Ils seraient impuissants, obligés de regarder sans pouvoir rien faire, sachant qu'ils seraient les prochains. Dale était parfaite. Exactement ce qu'il lui fallait pour commencer en douceur. Car la peur peut se manier avec délicatesse. Avec art. Emprisonnés dans leur montagne, les nains n'avaient aucune possibilité de fuir. Aucune chance. Les quelques flammes qui avaient léché leur arrogante façade et carbonisé quelques gardes n'étaient rien, mais alors vraiment rien. Le vrai spectacle allait commencer.
Smaug s'y employa sans lésiner. Volant en rase-mottes au-dessus de Dale, il commença par cracher négligemment quelques flammèches éparses qui détruisirent les jouets ridicules que les petits humains faisaient voler au bout de longues ficelles. Juste pour leur montrer ce que voler veut dire. Qui étaient-ils pour prétendre s'approprier le ciel ? Puis il jeta à terre quelques bâtiments qu'il éventra au passage d'un coup de sa longue queue écailleuse. Enfin, voyant fuir ces fourmis qui habitaient là, il cracha une tornade de feu sur l'entrée de la ville, coupant toute retraite aux habitants.
Bien sûr Smaug jouait pour la galerie, mais autant le faire bien, n'est-ce pas ? Ce préambule achevé, il détruisit systématiquement la cité qui en un instant ne fut plus qu'un brasier. Les hurlements des victimes et de ceux qui, affolés, cherchaient à rassembler leurs familles et à trouver un abri s'entendaient à peine dans le grondement de l'incendie. Les habitations, minées par le feu, commencèrent à s'effondrer. Jouissif. Tout simplement jouissif.
C'est alors que quelque chose d'inattendu se produisit. Soudain un choc brutal, presque douloureux, contre l'une des pattes du dragon. Celui-ci inclina ses ailes membraneuses, tournant ainsi sur lui-même, et chercha des yeux ce qui avait pu le heurter avec une telle force. Ce faisant quelque chose frôla son épaule avec un sifflement bref. S'il n'avait pas si brusquement pivoté, il aurait été atteint.
Il vit alors de quoi il s'agissait : sur l'une des tours, un homme, l'un de ces misérables insectes, tirait sur lui avec une arbalète de fabrication naine. Il tirait... aïe ! Smaug plongea pour éviter le troisième trait. Qu'est-ce que c'était que ces projectiles ? D'instinct, le dragon comprit que ces espèces de harpons qui sifflaient autour de lui pouvaient percer son armure naturelle et le blesser, peut-être même le tuer ! Lui ! Il fut prit de rage. Comment ces insignifiantes créatures OSAIENT-elles se rebeller contre lui ? Comment osaient-elles RESISTER ?!
Soudain furieux, Smaug replia ses ailes et plongea vers le tireur. Il allait comprendre sa douleur, celui-là !
Là en bas, Girion plaça sur l'arbalète son avant-dernière flèche noire. Le dragon fonçait sur lui comme un météore. Girion avait le choix : il pouvait abandonner l'arquelance et se jeter dans l'ouverture derrière lui pour tenter de fuir... Mais tout en se disant ces mots il savait déjà qu'il n'en ferait rien. Il ne pouvait pas fuir. Il n'aurait plus jamais un tel angle de tir. Il était conscient que même s'il réussissait, il y laisserait sa vie : le dragon le percuterait alors de tout son poids et l'écraserait de toute sa masse. Mais cela en sauverait d'autres. Et parfois il faut oublier le bien personnel et se dévouer pour le bien commun.
Girion lâcha sa flèche. Ses mains ne tremblaient pas. Pour son peuple et sa cité, pour tous les siens et même pour leurs voisins les nains. Car personne ne méritait une mort aussi gratuite et aussi sauvage. Surtout, personne ne devrait jamais mourir pour... rien. La flèche noire fusa et percuta le poitrail de Smaug. Juste à l'emplacement du cœur. Girion vit distinctement que l'une des énormes écailles, plus dure et plus épaisse que n'importe quelle armure, sautait de son logement, arrachée par le choc. Il entendit le rugissement de douleur du dragon et puis il ne vit plus rien : une boule de feu l'engloutit. La chaleur était si intense que le seigneur de Dale périt instantanément, avant même de sentir la douleur.
Il mourut avec l'espoir d'avoir abattu le fléau et eut encore le temps de penser, fugitivement, qu'il restait encore une flèche noire. La dernière. Il espéra que si lui-même avait échoué, quelqu'un pourrait profiter de la blessure de la bête pour l'achever.
Girion ne sut jamais que Smaug, sérieusement ébranlé par sa blessure, avait à l'instant décidé que la démonstration suffisait. Qu'il avait abandonné Dale pour se tourner vers la Montagne Solitaire, permettant ainsi à une poignée de miraculés de demeurer en vie.
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Erebor était tombée. Erebor n'était plus. La grande porte fracassée, la fumée noire qui s'en échappait, portant d'écœurants effluves de bois brûlé et de chair calcinée le disaient plus qu'assez.
Les nains étaient vaincus. Pas plus que les hommes ils n'avaient eu la possibilité de s'opposer au fléau ailé qui les avait attaqués. Comme les hommes, ils déploraient des centaines de morts. Les survivants étaient partagés entre la nécessité (et l'envie) de s'écarter au plus vite de la montagne, ne serait-ce qu'au cas où le dragon en ressortirait pour achever de les décimer, et l'angoisse : tous ceux qui avaient encore quelqu'un à l'intérieur de la cité guettaient anxieusement la porte saccagée, espérant voir apparaître encore quelques-uns des leurs. D'autres, tout aussi angoissés, cherchaient parmi les rescapés les proches qu'ils avaient perdu de vue dans la panique qui les avaient tous saisis. Partout on entendait des cris, des appels, des pleurs.
Quelques-uns et surtout quelques-unes, ne pouvant trouver leurs conjoints, leurs parents et avant tout leurs enfants, retournèrent sur leurs pas et entrèrent à nouveau dans Erebor dévastée. Aucun d'eux ne devait plus jamais réapparaître.
Smaug de son côté s'était roulé dans l'or de la montagne, il s'était roulé les pattes en l'air, enivré, célébrant sa victoire, jusqu'au moment où il s'était rendu compte que ce n'était pas là ce qu'il désirait le plus en cet instant.
Il se releva, s'ébroua et se mit en chasse.
De nombreux nains étaient encore à l'intérieur. Smaug les traqua avec un plaisir cruel qui atteignit son paroxysme lorsqu'il débusqua tout un groupe qui tentait péniblement de gagner la sortie dans les galeries enfumées et jonchées de cadavres (le nouveau maître de la montagne aurait de quoi manger pendant de longs jours, car une chair en partie putréfiée de ne le dérangeait aucunement). Il ronronna d'aise en découvrant ces survivants, parmi lesquels une grande quantité de femmes et d'enfants.
- En voilà une bonne surprise, susurra-t-il tout en bloquant le passage de toute sa masse.
L'un des hommes nains, très pâle, ses cheveux qui commençaient à grisonner épars sur les épaules, fit quelques pas :
- Ecoute, dit-il en s'efforçant d'affermir sa voix. Tu as détruit Dale et conquis Erebor. Laisse-nous partir.
- Vraiment ? Serais-tu stupide, Nain, pour demander une chose pareille ? Votre mort est le prix de votre défaite, répliqua le dragon.
- N'as-tu aucun honneur ? tenta désespérément son interlocuteur. Laisse au moins partir les femmes et leurs enfants !
L'énorme patte aux longues griffes acérées s'abattit juste devant lui :
- Aucun ! siffla Smaug. Aucun de vous ne sortira d'ici !
Il ne restait plus qu'une chose à faire.
- Courez ! cria le nain sans se retourner vers ses compagnons. Vers la salle des gardes, vite ! Il ne pourra pas vous suivre.
La fin de sa phrase s'acheva dans le ronflement des flammes jaillies de la gueule du monstre et le hurlement de sa victime.
De ceux qui l'avaient accompagnée, quelques-uns parvinrent à atteindre le couloir qui menait à la salle des gardes, celle du côté ouest. Effectivement, les galeries taillées dans la roche étaient à cet endroit trop étroites pour le dragon. Les malheureux purent se croire momentanément sauvés... Les leurs pourraient peut-être tenter quelque chose... Smaug finirait peut-être par s'éloigner, par dormir, leur permettant de s'échapper... Hélas, le monstre s'était juré de n'en plus laisser échapper un seul. Il cracha feu et flammes dans le couloir qu'il ne pouvait emprunter et, peu à peu, au fil des heures, tous ceux qui s'étaient réfugiés dans la salle des gardes périrent asphyxiés par la fumée et les vapeurs toxiques.
En effet, aucun n'en réchappa.
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Des heures plus tard, dans les ruines noircies de Dale, le fils aîné de Girion s'efforça de déblayer les décombres qui avaient ensevelis son père. Il ne le retrouva jamais. Il trouva par contre l'un des soldats de la ville, grièvement blessé, agonisant, serrant dans ses mains ensanglantées une flèche noire. La toute dernière. Ce fut de sa bouche, en des mots hachés arrachés à la mort, que le jeune homme apprit du soldat expirant la fin de son père et l'espoir qu'il avait transmis :
- Il n'a pas plié, murmura-t-il. Il n'a pas cédé. Il s'est battu jusqu'au bout. Il a touché le dragon, je l'ai vu.
- Hélas, murmura le fils éploré. Il l'a peut-être blessé mais ça n'a pas été suffisant. Ce monstre ne s'est détourné de nous que pour s'attaquer à Erebor. Les nains sont comme nous, à cette heure. Le monstre s'est terré dans la montagne et il n'est pas près d'en sortir.
- Il le fera, murmura le blessé. Prenez...
Il tendit péniblement la flèche.
- Il sortira un jour. Demain, dans dix ans, dans cent ans... prenez. Girion nous a donné l'espoir. Conservez- le.
Ainsi fut fait et le descendant des seigneurs de Dale emporta le harpon loin de la cité anéantie, loin de ces ruines fumantes qui avaient été une ville prospère et élégante, vers la cité lacustre que les rescapés allaient construire, non sans peine, sur le grand lac.
Cette ultime flèche noire allait rester dans la famille pendant bien des décennies, transmise de père en fils, non comme un symbole de vengeance et de destruction mais comme un espoir. L'espoir que Girion avait voulu donné à son peuple et à tous les peuples.
L'espoir qui survit toujours à la peur.