- Nous vous écoutons, mon cher Fili, dit Gandalf en souriant.
Puis il foudroya du regard Thranduil qui soupirait et qui, le coude posé sur l'accoudoir de son fauteuil, laissait reposer sa tête contre sa main d'un air de profond ennui.
Fili choisit lui aussi de se lever, comme l'avait fait Bilbon, et de marcher de long en large tout en parlant.
- J'ai peur d'être trop sentimental, dit-il. Trop sentimental et trop protecteur envers mon frère cadet.
- Tu l'as dit ! lança joyeusement ledit frère cadet. Quel pot de colle ! Mais je ne t'en veux pas : faute avouée est à moitié pardonnée, pas vrai ?
- Kili ! gronda Gandalf. Vous parlerez à votre tour.
- Je ne vois pas ce qu'il y a de mal à vouloir protéger un frère plus jeune, fit alors Dori sur un ton pincé.
Il savait bien que beaucoup de gens lui reprochaient de couver Ori comme une poule son poussin. Gandalf lui fit les gros yeux et le nain se tut.
- Mon peuple ne passe pas pour éprouver beaucoup de sentiments, reprit Fili. Certains pensent même que nous en sommes totalement dépourvus.
Le jeune guerrier jeta un coup d'œil torve en direction de Thranduil.
- C'est faux, bien sûr, poursuivit-il. Disons surtout que nous les cachons mieux que d'autres. Cependant les nains savent, et apprennent dès leur plus jeune âge, que ce monde est sans pitié et la vie un combat de chaque instant. Ils apprennent très tôt à ne pas accorder une place trop prépondérante aux sentiments dans leur vie, car tout peut basculer à tout instant.
Fili continua son va et vient durant un instant, en se mordillant les lèvres d'un air préoccupé, comme s'il ne trouvait pas les mots nécessaires pour s'exprimer. Gandalf l'encouragea :
- Ne cherchez pas trop à faire des phrases, mon ami, dit-il. Exprimez votre ressenti comme il vient. Au pire des cas, nous vous demanderons de préciser un point ou un autre.
- Eh bien…
Fili prit une longue inspiration, eut un sourire un peu contrit en direction de son oncle et de son frère et enfin poursuivit :
- Je pense que cela provient de mon enfance. Je… la plupart des nains Longues-Barbes sont bruns ou roux. Ça n'a pas été facile pour moi d'être le seul de mon clan à avoir les cheveux blonds.
Il parut hésiter un moment, tandis que Thorin et Kili fronçaient pareillement les sourcils. Leur expression était si semblable que Fili ne put retenir un léger sourire en les voyant.
- Il suffit de vous regarder, vous deux, pour comprendre ce que je veux dire, dit-il. Voilà. C'est là, juste sous nos yeux. Vous vous êtes toujours beaucoup ressemblé. On dit que Mère ressemble à Thrain et que Frérin ressemblait à sa mère. Moi, je ne ressemble à personne. Eh bien je peux vous dire que lorsqu'on est enfant, c'est dur à assumer. Je tiens mes cheveux de ma grand-mère paternelle, qui appartenait à un autre clan. Cela m'a valu bon nombre de moqueries, à un âge où l'on est particulièrement sensible à l'opinion des autres. Certains sous-entendaient que mon père n'était peut-être pas celui qu'on pensait. Ça a dégénéré plus d'une fois en bagarre.
- Et c'est maintenant qu'il le dit ! lâcha Thorin en regardant Kili comme s'il le prenait à témoin.
- J'avais honte d'en parler, expliqua rapidement Fili, sur un ton d'excuse. Parce qu'en fait, j'avais honte de mes cheveux blonds. J'aurais tant voulu être comme tous les autres ! Oh bien sûr, avec le recul je me suis rendu compte qu'il n'y avait aucune intention méchante derrière tous ces commentaires, mais quand on a six ou sept ans, on ne sait pas faire la part des choses. Pas seulement quand on est enfant, d'ailleurs : quand j'étais adolescent, alors que je croyais avoir laissé tout cela derrière moi, je me souviens qu'un jour un groupe de chasseurs d'un autre clan nous a demandé l'hospitalité. Je dois être le seul à m'en souvenir, c'est si loin ! Il y avait quelques femmes avec eux et j'en ai croisé une dans un couloir, le lendemain de leur arrivée. Elle m'a regardé de haut en bas et de bas en haut et puis elle a dit comme ça :
- D'où est-ce que tu as hérité une tignasse aussi claire, toi ? Je n'ai jamais vu un nain aussi clair !
Ça n'a l'air de rien une réflexion en l'air, un commentaire venu d'une étrangère, quelle importance, n'est-ce pas ? Mais elle avait réveillé une vieille blessure et je peux vous dire que j'ai eu du mal à m'en remettre. C'était comme si tous mes complexes d'enfant me revenaient d'un seul coup, comme un énorme coup de masse dans le ventre.
Fili fit une petite pause et poursuivit :
- Vous vous demandez sans doute quel rapport il peut bien y avoir avec Kili. En fait, tout ça remonte à la période où il a commencé à marcher…
- Ça ne date pas d'hier, dis donc ! lança joyeusement Kili.
- Non, en effet. Une fois tu es tombé.
Fili regarda les personnes assemblées autour de lui et précisa :
- Il est tombé en avant et s'est cogné le visage contre le sol. Si vous aviez vu ça, il s'est vraiment étalé comme une galette. Vous allez me dire que tous les bébés tombent régulièrement lorsqu'ils commencent à marcher, et c'est vrai. Mais moi... enfin ce jour-là... Il faut vous dire ça a été une drôle de chute : il m'a fait penser à un caneton qui trébuchait et s'étalait sur le sol en battant inutilement des ailes, enfin… c'est assez difficile à décrire, mais quelque chose de ce genre, en tous cas.
Kili poussa une exclamation indignée :
- Un caneton ?! s'offusqua-t-il. Un chien, un canard, quelle fam…
Il se tut brusquement en voyant le regard incendiaire que lui jetait son oncle mais lança quand même un grognement quand du bout de son bâton Gandalf lui frappa le mollet :
- J'ai dit : on se tait ! asséna le magicien. Vous ferez vos commentaires plus tard. Continuez, Fili.
- C'est très simple, obtempéra l'intéressé. Tout à coup, en le voyant, j'ai pensé que si quelqu'un d'autre que ma mère et moi l'avions vu tomber comme ça –enfin, je ne parle pas pour toi, mon oncle- il aurait sûrement trouvé ça drôle. Parce que moi, j'avais déjà droit à mon lot de moqueries à cause de mes cheveux, alors j'étais très sensibilisé là-dessus. Et du même coup, je me suis juré que je ne laisserai jamais personne se moquer de mon frère, quelle qu'en soit la raison. J'en souffrais trop moi-même. Par la suite c'est devenu une seconde nature. Je ne voulais pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Une autre fois, quand il était encore tout petit, ma mère m'avait dit qu'en tant qu'aîné je devais veiller sur lui. Alors c'est ce que j'ai fait. Et quand je suis devenu adulte, j'ai réalisé que le monde était plein de dangers. J'ai donc pris l'habitude d'avoir toujours sur moi une grande quantité d'armes. Pour empêcher quiconque de nous faire du mal, tant à Kili qu'à moi. Mais je pense que la vraie raison en est que j'ai toujours peur que quelqu'un se moque de nous. Plus d'une fois on nous a reproché d'être à la fois trop proches et ma foi ! D'accorder trop d'importance à ce lien fraternel entre nous. On nous l'a dit et répété mille fois : « Si un jour il arrive quelque chose à l'un d'entre vous, le survivant sera désemparé. Apprenez à vivre indépendamment l'un de l'autre ».
Kili opina en silence, le regard assombri. Il avait eu son lot de remarques à ce sujet, lui aussi. Jamais en privé, car Dis et Thorin, qui savaient tous deux ce que signifie perdre un frère, jugeaient qu'il faut profiter de ceux que l'on aime tant qu'on a la chance de pouvoir le faire. Mais en-dehors du cercle familial…
- Et je ne sais pas comment vous dire, continuait Fili, chaque fois que j'ai entendu ça, c'était comme si on nous accusait de… ne pas être normaux. Comme quand j'étais enfant et qu'on me reprochait de n'avoir pas les cheveux noirs comme tous ceux de ma famille. Je pense que c'est ça qui m'a rendu plus sentimental que la moyenne des nains.
Thranduil bâilla à se décrocher la mâchoire, sans chercher à cacher l'ennui qu'il éprouvait, mais il manqua s'étrangler quand à côté de lui Legolas laissa soudainement tomber :
- Je sais ce que c'est. Combien de fois m'a-t-on demandé de qui je tenais mes oreilles ! Pas suffisamment elfiques, parait-il. Mais au moins, vous, vous avez connu votre mère. Je ne peux pas en dire autant.
- Arkreeuu… keuh ! keuh ! s'étouffa Thranduil.
- Je vous demande pardon ? s'enquit poliment Gandalf. Vous avez une question ?
Incapable de respirer, le roi elfe fit seulement signe que non en agitant négativement un index. La réflexion de son fils avait manifestement du mal à passer.
- Vous allez bien, Père ? demanda Legolas.
La réponse fut un borborygme dont nul ne comprit la signification exacte.
A ce moment, la voix de Kili suppléa celle de son frère aîné :
- Bah, qu'est-ce que ça peut faire, tout ça, Fili ? Ce n'est pas de ta faute si tu as les cheveux blonds. Et pour ce qu'en disent les autres… Tu ne te souviens donc pas de ce que Mère nous disait toujours ? Elle disait qu'on répond aux imbéciles par le silence. Bien sûr, ajouta le garçon avec un sourire malicieux, c'est vrai que tu as l'air assez ridicule, avec toutes ces armes que tu trimballes sur toi… C'est vrai aussi que tu pourrais aussi me lâcher un peu les bottes de temps en temps et que tu es pire que Mère et Thorin réunis, mais au fond on s'en fiche, de tout ça !
- Pardon ? fit Thorin en fronçant à nouveau les sourcils.
Kili lui adressa un sourire désarmant :
- Je taquinais Fili, c'est tout, assura-t-il avec une parfaite mauvaise foi.
- Enfin voilà, acheva son frère aîné. J'ai tout dit.
- Et je crois que vous avez eu des réponses, répondit Gandalf avec un sourire de connivence.
Le docteur Legris se réjouissait du bien-fondé de sa méthode, qui consistait à laisser les uns exprimer leur désarroi tout en laissant les autres (enfin, si possible sans les interrompre à tout bout de champ cependant) leur démontrer, soit par l'exemple soit par un simple avis, qu'ils n'étaient pas seuls dans leur cas, déjà, et que finalement les choses n'étaient pas si dramatiques qu'ils semblaient le penser.
Legolas et Kili s'étaient cette fois chargés de la besogne. Gandalf n'intervenait (enfin, sauf lorsqu'il s'agissait de faire taire les importuns) que pour encourager, aiguiller et rassurer. Sauf cas difficile, naturellement.
Thranduil de son côté avait repris son souffle, mais il arborait une grimace écœurée et il porta soudain un mouchoir ses narines, comme pour lutter contre une mauvaise odeur.
- Vous devriez ouvrir une fenêtre, Mithandir, laissa-t-il tomber. Ça empeste, ici.
Il s'attira quelques regards hostiles dont il ne tint aucun compte et ajouta, à la surprise générale (car chacun s'était plus ou moins attendu à une nouvelle attaque fielleuse contre les nains ou les hobbits) :
- Je ne sais pas ce que vous cachez sous cette armoire, mais l'odeur en est violente !
Tous les regards convergèrent vers la fameuse armoire, sous laquelle on entendait régulièrement remuer la créature inconnue qui avait auparavant interpellé Bilbon Sacquet.
- Ce n'est pas moi qui cache quelque chose, répliqua Gandalf, c'est quelqu'un qui se cache tout seul. Il s'exprimera à son tour, un peu plus tard. Qui veut continuer en attendant ? Legolas ? Kili ?
- Non, fit un homme brun et élancé en se levant à son tour. A moi.
- Posez donc votre arc, conseilla Gandalf d'un ton paternel. Vous ne risquez rien ici et n'aurez pas à vous en servir.