La délicieuse odeur de perdrix grillée s'insinua jusque dans les rêves de Gilles. Elle s'accompagna d'une ribambelle de souvenirs auxquels il ne pensait plus depuis des années. Ça sentait comme les soirs de Noël où sa mère, après avoir cousu plusieurs nuits sans dormir plus de deux ou trois heures, était parvenue à obtenir une perdrix rôtie pour ce réveillon si important. Ça sentait cette journée de printemps où, alors que Gilles, âgé de sept ans, jouait dans la terre et la poussière, son corps malingre se réchauffant à peine sous les premiers rayons du renouveau, Ann était arrivée pour le soulever et le serrer dans fort ses bras malgré ses protestations. À force de persévérance à poser des pièges dans les bois tout proches malgré les interdictions, elle était parvenue à attraper une perdrix, le gibier préféré de son fils, comme cadeau d'anniversaire.

"Je suis tellement fière de toi, mon petit garçon, souffla la voix de sa mère dans ses souvenirs. Tu es tellement grand déjà, mon petit chevalier !"

Mon petit garçon... mon petit chevalier... Maintenant, il n'était plus le petit de personne...

Le jeune homme sourit dans son demi-éveil et tenta de se raccrocher à ces bribes de chaleur maternelle impromptue. C'était peut-être à elle qu'il devait cette immense sensation de bien-être et cette douceur dans laquelle il se sentait enveloppé. Et puis, Gilles s'aperçut que ce n'était pas qu'un rêve. Il avait vraiment chaud car un feu brûlait tout près de lui, et il se sentait bien parce qu'il était enroulé dans une... non, plusieurs couvertures. Et si ça sentait aussi bon...

Arraché d'un coup à la torpeur, Gilles se redressa mais son mouvement lui entraina un vertige et une nausée assez sournois qui manquèrent de le renvoyer par terre.

"Hé, là, doucement, lui lança une voix grave qu'il reconnut mal au milieu du brouillard qui l'entourait. Il y aura bien assez à manger pour tout le monde.

-Le pauvre, il n'a pas dû avoir quelque chose à se mettre sous la dent depuis plus de deux jours, renchérit une voix qu'il identifia comme étant celle de Fanny. Tu veux commencer à manger, Gilles ? Robin est parti chercher de l'eau, mais il devrait pas tarder à revenir."

Le jeune voleur, encore confus, essaya de faire du tri dans les informations qui parvenaient jusqu'à lui. Pas mangé depuis deux jours ? Il n'avait aucun mal à le croire, ça se produisait souvent, même depuis son intégration aux hors-la-loi de Sherwood. Robin parti chercher de l'eau ? C'était vrai que ça lui arrivait de rendre service aux autres. Mais, la vraie question qu'il se posait, c'était pourquoi la mention de l'archer le rendait si heureux, alors que...

Parce qu'ils étaient vraiment devenus frères. Oui, ça y était, le jeune homme s'en souvenait. Une main machinalement posée sur son ventre, il se redressa pour s'approcher un peu plus du feu, aussi dignement que possible malgré ses jambes tremblantes. Un coup d'oeil au ciel l'informa qu'il n'avait dormi que deux ou trois heures, sans doute le temps que Robin et Azeem reviennent avec leur repas. Mais sa faim était beaucoup plus forte que son épuisement, et l'odeur l'avait réveillé. Fort heureusement, car il s'était montré bien assez vulnérable pour le reste de sa vie.

"Je peux attendre qu'ils soient rentrés, affirma-t-il en s'efforçant de comprimer les grondements de son ventre. Ce n'est pas comme si on avait besoin d'aller quelque part.

-Bien sûr que si, répondit soudain la voix de Robin juste derrière lui. Grâce aux informations que tu nous as données, nous allons pouvoir demander des comptes au shérif."

Gilles était trop mal en point pour se retourner complètement, mais son frère le contourna pour poser le broc d'eau par terre, puis il s'assit à côté de lui.

"Tu as bien dormi ? s'enquit-il gentiment.

-Beaucoup mieux que je l'aurais cru, admit le jeune voleur sans pouvoir s'empêcher de fixer les plaies hideuses qui balafraient sa chair.

-Tu devais être à bout de force, suggéra Robin en se penchant en arrière pour saisir sa chemise, abandonnée sur le sol. Mets-ça, tu vas attraper la mort.

-Ce serait dommage après ce que j'ai dû souffrir pour qu'Azeem me remette en état, ricana Gilles en s'exécutant néanmoins, difficilement à cause des points qui le tiraient atrocement."

Même en ayant intégré le groupe de voleurs, en ayant vécu parmi eux pendant plusieurs mois, ri de leurs blagues grivoises, mangé la même bouillie infâme qu'eux quand la chasse était mauvaise, dormi dehors, on devinait sans aucun doute que Robin était noble. Ça tenait à plusieurs petites choses, mais ses beaux vêtements en faisaient partie. Le chef des voleurs était toujours vêtu des meilleures étoffes, sans doute récupérées dans les ruines de son château. La chemise qu'il lui avait donnée était de loin la plus immaculée que Gilles avait jamais vue. Il y avait même des petites broderies dorées qui s'entremêlaient au niveau de la pliure des coudes.

"Tu sais que tu n'es pas près de la revoir ? taquina-t-il son frère en lissant le beau tissu.

-Tu peux la garder ! rétorqua Robin en riant. Je te la donne volontiers."

Gilles sourit avant de s'apercevoir que, en temps normal, il aurait dû répondre sèchement qu'il n'acceptait pas la charité. Mais, maintenant, les circonstances paraissaient différentes. Ils étaient frères... ils partageaient... et Robin semblait s'être rapidement fait à l'idée.

"Tu veux de l'aide avec ça ? s'enquit l'archer en quittant sa place auprès de son frère pour rejoindre Azeem."

Le maure ramenait la carcasse d'un daim avec lui, qu'ils avaient sans doute tué dans la forêt. À la vue de la viande, le ventre de Gilles se remit à gargouiller. Et quand le restant des hors-la-loi commença à faire rôtir la viande dans le feu, la salive lui monta aux lèvres.

"Tu baves ? s'exclama Robin en riant quand il le surprit à cacher sa bouche avec sa main.

-Ce n'est pas amusant ! Il y a deux jours que je n'ai rien mangé.

-Oui, je le sais."

Perdant son sourire, Robin se releva et alla chercher les perdrix rôties qui refroidissaient près du feu. Gilles crut bien qu'il allait gémir de convoitise. Il avait tellement faim, et la viande paraissait succulente !

"Tiens, ces oiseaux sont pour toi, lui dit son frère en lui tendant la nourriture. Je me suis laissé dire que c'était ton gibier préféré.

-Comment... comment l'as-tu su ? balbutia le jeune homme en prélevant immédiatement un morceau de chair sur l'oiseau pour le mettre dans sa bouche."

À son grand soulagement, il ne se brûla pas. Les perdrix avaient largement eu le temps de refroidir. C'était tellement bon... c'était divin ! Les larmes lui en étaient même venues aux yeux, mais il garda la tête baissée pour les cacher.

"C'est Fanny qui me l'a dit, répondit son frère en échangeant un regard avec sa camarade. Elle t'a déjà vu te jeter dessus à plusieurs reprises."

Gilles continua de dévorer la viande sans répondre, du jus plein le menton. Il ne savait pas comment réagir à cette affirmation. Même depuis qu'il avait intégré les hors-la-loi de Sherwood, il était persuadé que personne ne s'intéressait à lui. Mais c'était vrai que la viande de perdrix... ça lui faisait pratiquement perdre tout ses moyens. C'était comme si sa mère était encore là, près de lui, et qu'elle pouvait le regarder manger en lui caressant les cheveux, épuisée mais fière de voir que, malgré les pénuries, son petit garçon était en bonne santé.

"Ça ne va pas, Gilles ? On dirait que tu pleures."

Le jeune homme sursauta. Il avait espéré que son frère ne verrait pas les larmes qui coulaient le long de son nez. Sans un mot de plus, comprenant sans doute son malaise, Robin tendit la main et lui essuya les joues.

"Aïe, marmonna Gilles quand ses doigts effleurèrent la plaie sur sa joue droite, plus pour cacher sa gêne que par réelle douleur.

-Pardon. Je vais te laisser tranquille."

Avec un regard en arrière, l'archer se rapprocha de leurs compagnons qui, par discrétion, avaient détourné la tête de la silhouette bouleversée du jeune homme. Il piqua un morceau de daim sur un branchage pour la faire rôtir et se tourna vers Petit Jean. De son côté, Gilles posa à côté de lui les restes de la première perdrix qu'il avait mangée et prit une grande rasade d'eau. Il n'arrivait vraiment pas à comprendre d'où venaient les larmes qu'il continuait de verser. Son besoin d'eau lui paraissait intarissable.

"Je vois que tu avais soif, remarqua Robin qui devait veiller sur lui du coin de l'oeil. Je vais retourner t'en chercher.

-Non, je peux m'en occuper, affirma Gilles en essayant de se lever.

-Non, attends, ne bouge pas. Je vais le faire. Tu n'es pas assez remis pour l'instant.

-Mais...

-Laisse-moi m'occuper de toi."

Gilles referma la bouche. Il n'aurait pas pensé être prêt à laisser son frère nouvellement retrouvé s'occuper de lui comme ça, mais il trouvait la chose vraiment agréable. C'était peut-être à cause de la fatigue... malgré sa faim et ses efforts pour rester éveillé, il se sentait piquer du nez. Il se frotta même les yeux. Dieu comme il avait sommeil !

"Tu pourras te reposer après avoir fini de manger, lui murmura l'archer en revenant auprès de lui, provoquant un sursaut chez le jeune homme. Tiens, de l'eau. Et le morceau de daim que je viens de faire rôtir. Tu dois mourir de faim."

Le sourire bienveillant que Robin lui adressa l'émut aux larmes. Ça, et la viande tendre et juteuse... il avait tellement faim !

"Merci, chuchota-t-il en mordant dans la chair de la deuxième perdrix, merci...

-Y'a pas de quoi, murmura Robin en le gratifiant d'une caresse dans les cheveux. Dis-moi si tu as besoin d'autre chose."

Gilles secoua la tête. Des soins, des vêtements propres, du feu, de l'eau, de la viande, et quelqu'un qui faisait attention à lui ? Que pourrait-il demander d'autre !

Dans un état d'émotion palpable, le jeune homme termina son repas avec les autres hors-la-loi. Personne ne parla beaucoup, assombris qu'ils l'étaient tous encore par les nombreux morts qu'ils étaient en train d'enterrer. Pourtant, Gilles surprit les coups d'oeil qu'ils lui lançaient, à Robin et à lui. Ce constat le fit presque sourire. Sa petite révélation avait dû leur en boucher un coin ! Il n'avait pas prévu de la faire, mais il fallait admettre que les conséquences étaient plutôt amusantes.

Une fois le repas terminé, les hors-la-loi se dispersèrent une nouvelle fois. Gilles les regarda faire en se demandant s'il était censé les suivre, mais Robin apporta ses couvertures près du foyer pour qu'il ait plus chaud. Après tout, la rudesse glaciale de la mi-octobre était maintenant bien installée dans la contrée.

"Merci, répéta Gilles en se glissant avec bonheur dans le nid de couvertures. Je te revaudrai ça.

-Ce n'est pas la peine, rétorqua Robin en riant. Je sais que... je sais que c'est à moi de m'occuper de toi maintenant que je sais qui tu es...

-Dis comme ça, ça ressemble presque à une corvée, grommela le jeune voleur, un peu vexé.

-Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. J'ai envie de m'occuper de toi. Je... je suis tellement reconnaissant que tu sois mon frère.

-Ça va, n'en fais pas trop, non plus."

Robin sourit et s'assit à côté de lui. Au coup d'oeil qu'il jeta en direction d'Azeem et Frère Tuck qui reprenaient leur tâche douloureuse d'enterrer les morts, Gilles comprit qu'il était censé aller les aider. Mais son frère paraissait avoir envie de rester un peu avec lui, et il s'allongea sur le côté pour lui faire face.

"Pourquoi ne m'as-tu pas parlé de ça avant ? lui murmura-t-il avec une sincérité réelle au fond des yeux.

-Tu m'aurais cru ? grommela le jeune homme en se tournant prudemment sur le dos malgré ses blessures.

-Je ne sais pas..., répondit Robin, confus. Peut-être... tout dépend de la façon dont tu l'aurais dit.

-Je t'en prie, Robin. Un parfait inconnu, qui vit avec une bande de voleurs dans la forêt, et qui ne te ressemble même pas assez pour que son visage te frappe ? Je mettrais ma main au feu que tu ne m'aurais jamais écouté."

Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le côté pour jauger la réaction de son frère et fut surpris de le voir regarder les arbres au-dessus de lui d'un air tourmenté.

"Ce n'est pas grave, affirma-t-il pour le rassurer. Personne ne pourrait t'en vouloir d'être méfiant. Et je gage que personne ne voudrait s'encombrer pour rien d'un paysan."

Grimaçant sous l'effort, le jeune voleur croisa ses mains sous sa tête. Il avait beau prétendre le contraire, il retirait quand même une certaine satisfaction à ce que son frère culpabilise un peu. Il y avait de quoi, après tout ! Toutes ces années qu'il avait passées seul, il les lui devait en grande partie.

"Tu sais... il y a toujours eu quelque chose qui m'intriguait chez toi, lui confia l'archer en se tournant vers lui. Quand je t'ai vu à la rivière pour la première fois...

-Oui ? insista Gilles quand il décida de ne pas poursuivre.

-Quand tu m'as fait tomber à l'eau et que tu t'es moqué de moi, j'ai ressenti une curieuse sensation de familiarité... Parce que c'est exactement le genre de farces auxquelles je m'adonnais lorsque j'avais ton âge."

Gilles lui jeta un coup d'oeil. Robin souriait et il avait l'air sincère. Presque nostalgique.

"Je t'aimais bien quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, Gilles. Tu m'as fait sourire alors que je venais tout juste de perdre... notre père. Ça m'a déçu que Jean interrompe notre échange, et j'ai d'autant moins compris pourquoi tu étais devenu si agressif, d'un seul coup.

-C'est vrai que c'était très drôle, rétorqua Gilles pour lui cacher l'étrange sentiment qui venait de l'envahir."

S'il n'avait pas nourri autant de rancœur à l'égard de son frère, ils auraient pu devenir amis... Et ils auraient perdu moins de temps, réalisa-t-il quand l'évidence de la bataille du lendemain vint le frapper. Demain, peut-être que ce serait la dernière fois...

"Je suis désolé, dit-il avec cependant une pointe de fermeté. Mais j'ai passé tellement d'années à te haïr, je ne pouvais pas me résoudre à te confier un secret que tu ne méritais pas de savoir.

-Je comprends, murmura son frère humblement. Et maintenant, est-ce que tu me pardonnes ?

-Faut voir, répliqua Gilles en tournant de nouveau la tête vers les frondaisons. Tu me donnes quoi en échange ?

-Qu'est-ce que tu veux, Gilles ? De l'argent ? De la soie ? Plus de nourriture ? énuméra Robin en riant.

-Je pensais plutôt à un château, un grand parc pour me promener, et... oui, plus de nourriture, ça pourrait être un bon compromis.

-Je te donnerai bien plus que ça, petit frère, répondit l'archer doucement. Je te donnerai de quoi manger, de quoi t'habiller, du feu et des vêtements chauds en hiver et de l'eau pour te désaltérer en été. Je te donnerai une maison et l'amour d'un frère. Je te donnerai tout ce dont tu auras besoin et... je te donnerai ma vie s'il le faut.

-Merci, mais je n'en demande pas tant, le rassura Gilles en souriant. Mais tu peux garder l'idée des vêtements chauds dans un coin de ta tête. La chemise que tu m'as donnée est vraiment magnifique."

En fait, il était vraiment ému par les mots de son frère. C'était juste qu'il ne savait pas comment réagir. Tout ça était tellement nouveau pour lui. En fait, il avait encore du mal à se dire que la gentillesse et la complicité de Robin existaient vraiment.

"Merci de me l'avoir dit, ajouta justement l'archer en posant une main sur la sienne. Je suis vraiment heureux de t'avoir trouvé.

-Oui, moi aussi. Je crois que je ne m'étais pas rendu compte... vraiment... que j'avais besoin de toi.

-Je te promets que je ne te laisserai jamais tomber."

Gilles sentit les larmes lui revenir, mais en essayant de les cacher, il s'aperçut que celles de Robin n'étaient pas loin non plus. Son regard clair était si doux et si sincère... Comment n'avait-il pas pu se rendre compte avant que son frère était aussi aimant ? D'ailleurs, Robin se rapprocha de lui pour le serrer dans ses bras.

"Merci, petit frère... merci d'être là...

-Merci à toi..."

Mon petit garçon... mon petit chevalier... mon petit frère... Gilles s'accrocha plus fort à son aîné.

"Merci grand frère..."

Il n'avait plus envie de retenir ses larmes, à présent. Il était tellement heureux.