Le voici, le voilà : le 3e tome des aventures d'Alifair Blake, la Moldue la plus célèbre du monde magique (en tout cas au Royaume-Uni) ! Ne vous laissez pas avoir par le titre, le fauve n'est peut-être pas celui qu'on croit...
Pour les nouveaux venus (s'il y en a) : J'espère que vous ne serez pas trop déroutés. On se situe dans la ligne du canon, après une première histoire en parallèle du tome 7 (A.B. et la guerre des sorciers), puis une deuxième saison été-automne 1998 (A.B. et les tracas du monde magique). Beaucoup de choses se sont passées que je ne résumerai pas ici, mais si vous ne vous sentez pas de lire les 2 premiers tomes avant celui-ci, j'espère que les explications données au fil de l'histoire seront assez claires pour vous permettre de suivre. Réfléchissez quand même avant de vous lancer, parce que si vous envisagez de lire le début par la suite, vous vous serez quand même bien spoilés !
Pour les ancien(ne)s : Contente de vous retrouver ! J'ai beaucoup d'ambitions pour cette histoire qui comportera à la fois des considérations pseudo-politiques (vous commencez à avoir l'habitude), de l'action (un jour ou l'autre), de la romance (si, si ; enfin, d'une certaine façon) et sans doute beaucoup de jurons puisque Alifair est en forme. Tout cela risque d'être compliqué à organiser mais je ferai de mon mieux. Et si j'ai le temps, je vous lancerai même des petits défis (bon, en fait j'en ai déjà un sur le feu, cf la fin de ce chapitre) :)
Pour tous : J'essaierai de me tenir à un rythme d'un chapitre par mois minimum ; j'espère y arriver mais je préfère ne pas promettre plus au cas où. Ce premier chapitre est une exception : la prudence aurait voulu que j'attende d'en avoir 1 ou 2 autres sous le coude avant de le publier mais je n'ai pas pu résister ! Prenez-le comme un teaser, il est possible que la suite ne sorte pas de si tôt (ou au contraire plus tôt que prévu, allez savoir...). Sur ce, bonne lecture et bonnes vacances à tous !
Chapitre 1 - Sautes d'humeur
L'atmosphère était sinistre dans le village. Le soleil n'était pas encore couché mais, dans cette vallée encaissée, il faisait déjà presque nuit. Même la neige accumulée en tas sur les trottoirs ne parvenait pas à éclaircir l'obscurité en reflétant l'éclairage public, et pour cause : il n'y avait pas d'éclairage public. Seules quelques fenêtres illuminées indiquaient que des gens vivaient ici. Un vent glacial balayait les sommets alentour, faisant frémir les branches épineuses des conifères et grincer les volets mal clos sans parvenir à dissiper la brume qui s'était insinuée dans les ruelles. Février dans les Carpates : froid, neige, blizzard et nuits précoces, les ingrédients d'une sinistrose bien installée. Cette année, les nuits étaient plus noires, le froid plus mordant, et la vie austère des villageois avait pris une tournure morbide : on déplorait quatre tentatives de suicide depuis les fêtes, dont deux avaient échoué. Cette année, quelque chose de bien plus terrible que l'hiver sévissait dans la région.
Des pas craquèrent sur la croûte neigeuse qui recouvrait la route menant au village. Deux hommes s'avançaient entre les maisons, leur souffle se condensant en vapeur devant leur visage. Si quelqu'un avait jeté un œil par sa fenêtre, il aurait à peine distingué leur silhouette dans l'obscurité. Mais personne ne regardait par la fenêtre, hormis une vieille femme, plus loin sur les hauteurs, qui se demandait quand elle trouverait la force de se jeter de la sienne.
L'un des nouveaux venus était grand et mince, les cheveux aussi noirs que la nuit qui s'épaississait. L'autre, plus petit et trapu, portait un bonnet sur ses boucles brunes tirant sur le roux. Tous deux étaient vêtus d'épaisses capes doublées de fourrure qui les faisaient paraître plus massifs qu'ils ne l'étaient. Leurs mains étaient gantées. Dans la droite, ils tenaient une tige de bois. Le plus grand pinça les lèvres quand l'autre se mit à fredonner dans sa barbe rase.
« -Crois-tu que ce soit bien le moment ? susurra-t-il froidement entre ses dents serrées.
-Chant magique, John, répliqua l'autre dans un anglais teinté d'un fort accent. Quand on a la technique, ça fonctionne aussi avec les airs profanes.
-Le chant magique ne suffira pas ce soir, observa le dénommé John qui ne parlait pas encore suffisamment bien hongrois pour qu'ils emploient cette langue lors de leurs missions.
-Je sais, convint son compagnon. J'essaie juste de me donner du cœur à l'ouvrage. Je n'aime vraiment pas ces bestioles... »
Il eut un pauvre sourire que l'autre distingua à peine tant il faisait sombre.
« -Mais ne t'en fais pas, on les aura, ajouta-t-il d'un air bravache. Foi de Roman Farkas, on les aura ! »
L'homme qu'il connaissait sous le nom de Jonathan Hind* retint une exclamation ironique. Personne n'aimait ces « bestioles », mais le Hongrois n'était pas censé les redouter plus que lui : après tout, c'était Roman le tuteur, et John le stagiaire.
« -Dis-moi que ce n'est pas la première fois que tu les affrontes, soupira l'Anglais.
-Ce n'est pas la première fois, affirma Roman. J'y étais quand on a nettoyé le Monténégro. »
Les deux hommes poursuivirent leur marche vers le centre du village, scrutant la nuit à travers les nappes de brume glacée qui enveloppaient tout. Ils avançaient lentement, l'oreille aux aguets, leur morceau de bois pointé devant eux. Au bout d'un moment, l'Anglais murmura quelque chose et l'extrémité de sa baguette s'alluma, projetant une lueur dorée sur les volutes ondulantes. Son compagnon ne tarda pas à l'imiter.
« -Tu sais, dit Roman à voix basse, si cette mission-là est un succès, le reste ne sera qu'une formalité. Après tout ce que tu as déjà accompli, Stoya ne pourra pas refuser ta titul...
-Chut ! » intima brusquement l'autre.
Roman se tut et tendit l'oreille. Ils avaient atteint le cœur du village, où le vent soufflait moins fort ; d'ailleurs, la bise était presque tombée. Quand son sifflement s'interrompait, on pouvait entendre le silence ouaté de la neige, à peine troublé par le bruit d'une respiration.
Roman retint son souffle. Ce n'était pas sa respiration qui perturbait ainsi le silence. Ce n'était pas non plus celle de John. Ce râle plaintif qui perçait à travers le vent n'avait rien d'humain, et il se rapprochait.
Les deux hommes se figèrent, baguette levée, scrutant la brume. Ces grandes formes sombres qu'ils apercevaient parmi les volutes, étaient-ce des silhouettes ? Ils n'avaient pas besoin de les voir, en réalité : depuis leur arrivée, ils sentaient leur présence. Une aura maléfique d'angoisse et de désespoir enveloppait le village, poisseuse et glacée comme cette maudite brume ; elle leur serrait le cœur et leur retournait l'estomac. La sensation était plus forte ici, signe qu'ils avaient atteint la source du mal. Ils devaient agir tout de suite, avant que les efforts qu'ils produisaient pour contrer l'effet que ces choses avaient sur eux les épuisent complètement. Tout de même, ils auraient bien voulu savoir combien il y en avait.
Comme en réponse à leur question muette, une bourrasque glaciale balaya la place centrale du village, chassant la brume. Dans la lumière de leur baguette, ils distinguèrent un vieux puits branlant, et une petite église devant laquelle se tenaient de hautes silhouettes vêtues de longues capes noires à capuchon, silencieuses et immobiles. Roman en compta six. Un rapide coup d'œil circulaire l'informa que d'autres silhouettes occupaient la place autour d'eux. Ils étaient cernés.
Il essaya de se remettre à chanter mais n'y parvint pas : ses dents claquaient. Les silhouettes commencèrent à se rapprocher, glissant lentement vers eux en exhalant leur râle. Roman se mit à voir d'autres images par-dessus celle des silhouettes, à entendre d'autres sons que celui de leur respiration avide. Des souvenirs lui revenaient tout à coup, des choses douloureuses qu'il croyait avoir oublié... qu'il aurait voulu avoir oublié... Un petit garçon rondouillard dont tout le monde se moquait à l'école... Un adolescent mal dans sa peau, le seul de sa classe à n'avoir pas décroché son diplôme, à la grande honte de ses parents...
« -Roman... »
La voix de John lui parvint affaiblie, comme du fond d'un long tunnel. Il tenta de s'y raccrocher.
« -Roman, je compte jusqu'à trois... »
Sa femme lui criant qu'il était un imbécile, un incapable, et lui claquant la porte au nez après avoir jeté toutes ses affaires par la fenêtre... Il faisait si froid. Il était si fatigué. Et si malheureux. À quoi bon lutter ? Ils étaient trop nombreux.
« -Spero Patronum... »
Une lueur d'argent caressa les rétines de Roman, obscurcies par le désespoir : John. Il ne pouvait pas l'abandonner. Et Stoya, et tous les autres. Kriszti. Sa mère. Et même Marijana. Il raffermit sa prise sur la baguette et invoqua l'image d'une adolescente de quinze ans au sourire bagué. Sa fille. Kriszti.
« -Spero Patronum ! » cria-t-il.
Une forme argentée jaillit de sa baguette en direction des silhouettes qui reculèrent vers l'obscurité. La main serrée sur son instrument, Roman commença à avancer, repoussant les créatures toujours plus loin dans la nuit. John marchait à ses côtés, son Patronus galopant derrière les Détraqueurs. Roman ne parvenait pas à en distinguer la forme mais c'était celle d'un animal de belle taille.
Les Détraqueurs refluaient en désordre au-delà des limites du village, emportant dans leur sillage brume et désespoir. Derrière sa fenêtre, la vieille femme cligna des yeux et décida d'aller boire un peu de lait chaud avant de se mettre au lit : demain était un autre jour. Roman se remit à chanter. Son Patronus informe n'était pas aussi puissant que celui de son compagnon mais la mélodie volait avec lui à la poursuite des Détraqueurs, les chassant comme l'aurait fait le rire insouciant d'un enfant. Enfin, ils sentirent que le mal s'était dissipé. Les Détraqueurs n'avaient pas disparu, bien sûr ; ils s'étaient simplement enfuis vers d'autres cieux. Mais ils ne reviendraient plus semer le malheur ici, plus maintenant que le village était protégé.
Devenu inutile, le Patronus de Roman se volatilisa. Celui de John, en revanche, fit demi-tour et revint vers eux de sorte qu'ils purent l'examiner à loisir avant qu'il disparaisse. Roman admira la haute taille, la musculature puissante sous le pelage d'argent tacheté. La bête avançait d'une démarche souple, sa longue queue se balançant derrière elle. Elle leva sa tête bien dessinée vers le ciel, ouvrit la gueule comme pour rugir, dévoilant des crocs acérés, puis se dissipa dans un nuage étincelant. Impressionné, Roman se tourna vers John.
« -Une panthère, murmura-t-il. Qu'est-ce que j'aimerais avoir la même, un jour ! »
John ne répondit pas. Il affichait un air perplexe que son compagnon ne lui avait encore jamais vu.
« -Tout va bien ? s'inquiéta Roman.
-Naturellement, répondit l'Anglais d'une voix tranquille. Une fois de plus, voilà une mission brillamment accomplie, n'est-ce pas ? »
Il s'était repris, son visage à nouveau d'une impassibilité de marbre, à tel point que Roman crut presque avoir imaginé son hésitation. Presque.
« -Allons-y, alors, décréta le Hongrois. On va geler sur place si on reste ici plus longtemps. »
lll
Une fois rentré chez lui, l'homme que Roman avait appelé John mit sa cape à sécher devant le poêle. Il jeta un rapide coup d'œil à la potion qui frémissait dans son chaudron, près de l'une des petites fenêtres du living-room. L'appartement étant situé dans les combles d'un vieil immeuble, toutes les fenêtres s'ouvraient à une hauteur comprise entre la taille et le sommet du torse de l'occupant qui, chaque fois qu'il voulait prendre l'air, devait presque se plier en deux pour passer la tête à l'extérieur. De toute façon, le plafond surbaissé au niveau du mur extérieur ne lui aurait pas permis de se tenir droit.
Il ouvrit le robinet de la baignoire de la salle de bains et, le temps qu'elle se remplisse, passa dans sa chambre pour se déshabiller, jetant en vrac ses vêtements sur le sol. Il fouilla ensuite dans le tiroir de sa table de nuit et en tira une photographie qu'il fourra dans la poche de son peignoir avant de rejoindre la salle de bains. La baignoire était pleine. Il ferma le robinet et se laissa glisser dans l'eau chaude avec un soupir las. Il appuya la tête contre le rebord de porcelaine et demeura un moment immobile, les yeux rivés au plafond, s'efforçant de vider son esprit. Ses cheveux mouillés flottaient autour de ses épaules. Sa respiration troublait à peine l'immobilité de l'eau.
Quand il estima qu'il avait repris assez de sang-froid pour affronter l'épreuve, il se redressa et tendit la main vers le peignoir qu'il avait abandonné, plié, sur un tabouret, pour en extraire la photographie. Il prit soin de s'essuyer les doigts sur le tissu afin de ne pas la mouiller.
L'un des bords de l'image était irrégulier, comme si on l'avait déchirée. Elle représentait une très jeune femme d'une vingtaine d'années à peine, jolie et souriante. Par moments, elle éclatait de rire, plissant ses grands yeux verts et rejetant en arrière sa chevelure auburn.
« -Une panthère... »
Il ne comprenait pas. Un Patronus était une émanation de la personnalité profonde du sorcier. Rien ne permettait d'en contrôler la forme. Seul un grave traumatisme pouvait en modifier l'apparence ; cela, ou un amour passionnel dont l'objet devenait la source presque exclusive de bonheur et d'espoir du jeteur de sort. Il avait connu un tel amour, et aussi le plus effroyable des traumatismes ; mais c'était il y a longtemps. Plutôt que d'altérer son Patronus, ces épreuves l'avaient renforcé. Alors, pourquoi ce changement soudain ?
Il s'allongea de nouveau dans l'eau fumante, pliant les coudes pour continuer d'observer la photo tout en la gardant au sec. Le changement n'était peut-être pas aussi soudain qu'il le pensait. Après tout, depuis combien de temps n'avait-il pas lancé le sortilège du Patronus avant ce soir ? À peu près un an, lui semblait-il. Dans la forêt de Dean ? Oui, c'était cela. Il s'en était passé, des choses, depuis...
La jeune femme sur la photo riait joyeusement et il se surprit à sourire lui aussi, mais avec tristesse. À une époque désormais lointaine, il aurait été incapable de seulement la regarder. Quand il l'avait trouvée, moins de deux ans plus tôt, il n'avait pu retenir un sanglot sec, singulièrement douloureux, avant que les larmes coulent. Il l'avait portée sur lui comme un talisman, sa contemplation lui procurant un certain réconfort tout en ravivant ses vieilles blessures. Et maintenant, devant elle, il se sentait nostalgique. Et c'était tout. Il avait craint que la revoir après ce qui s'était passé ce soir face aux Détraqueurs fasse remonter des années de souffrance ; mais non. Il n'oubliait rien, et ne se pardonnait pas davantage ; mais les crocs aigus du remords qui avaient tenaillé son cerveau des années durant avaient fini par s'émousser.
La jeune femme s'éloignait de plus en plus à mesure que le temps passait et que les fils qui les reliaient encore se coupaient un à un : le pays qu'il avait quitté, le garçon qui n'était plus en danger, la vie qu'il laissait derrière lui, et maintenant le Patronus... Ce changement signifiait sans doute qu'il avait fait la paix avec son passé, comme on disait, et c'était une bonne chose. Mais il ne pouvait s'empêcher de se sentir coupable : en fait, ce n'était pas elle qui s'éloignait. C'était lui qui l'enterrait.
Quelqu'un croyant faire de l'esprit aurait remarqué qu'il était temps, vu que la jeune femme de la photo était morte depuis plus de dix-sept ans à présent. Quelqu'un n'aurait pas manqué de s'interroger sur le sens de ce nouveau Patronus. Une panthère, vraiment ? Était-ce ce qu'il était, tout au fond : un fauve solitaire et dangereux ? La question ne l'intéressait pas, mais quelqu'un ne se serait pas privé de le harceler à ce sujet. Quelqu'un qui aurait élaboré sa propre théorie à partir de compétences poussées en psychologie, acquises entre les pages de magazines féminins...
L'eau du bain refroidissait. Il se faisait tard et, culpabilité ou non, il commençait à avoir faim. Il lui restait quelques boîtes de conserve ainsi qu'une assiette de ragoût de viande au paprika magiquement congelé, constata-t-il après s'être séché et revêtu de son peignoir. Et une pile de vaisselle sale dans l'évier. Vivre seul lui convenait à merveille, mais il fallait reconnaître qu'une cuisinière n'aurait pas été de trop. Il se répétait que la situation s'améliorerait lorsqu'il percevrait enfin un salaire, mais la vérité, c'était qu'il détestait faire les courses, et plus encore la cuisine. Sans parler du ménage. Autant il se montrait extrêmement rigoureux pour tout ce qui touchait à l'exercice professionnel ou savant de la magie – comme en témoignait le petit coin du salon dévolu à la préparation des potions, d'une propreté méticuleuse et parfaitement rangé – autant les tâches domestiques l'ennuyaient à tel point qu'il pouvait attendre des semaines avant d'essuyer la poussière accumulée sur les meubles ou de s'occuper du contenu de son panier à linge. Ce n'était pourtant pas le temps que ça prenait, aurait remarqué quelqu'un qui, contrairement à lui, n'avait pas le pouvoir de faire le ménage d'un coup de baguette – mais qui bénéficiait des services d'une elfe de maison.
Finalement, il s'attabla devant le ragoût réchauffé d'un sortilège qu'il se mit à mastiquer sans enthousiasme, uniquement pour calmer sa faim. Hormis le bouillonnement du chaudron, l'appartement était silencieux. Il possédait une radio mais ne l'alluma pas, peu désireux d'entendre parler hongrois alors que, ce soir, ses pensées le ramenaient à son pays natal.
Février à Poudlard : le froid humide des cachots, la neige sur le terrain de Quidditch, Madame Pomfresh débordée par la traditionnelle épidémie de rhume, et ces crétines d'adolescentes fleur bleue tout excitées à l'approche de la Saint-Valentin... Le malheureux Rusard récurant à la main les traces de boue laissées par les élèves de retour de leur sortie à Pré-au-Lard ; et on se demandait pourquoi le concierge était aussi hargneux ! Plus au sud, à Londres, les fonctionnaires du ministère de la Magie se débattaient avec les conséquences de la réforme parlementaire menée par le Ministre par intérim. Shacklebolt avait semé une telle pagaille qu'il pourrait bien ne pas sortir vainqueur des prochaines élections ; c'était en tout cas ce que laissait entendre l'édition internationale de la Gazette du sorcier. À cette heure avancée, quelque part sous la grisaille londonienne, une elfe consciencieuse vérifiait une dernière fois que la maison était en ordre avant d'aller se coucher. Quant à sa maîtresse...
Il termina son assiette et la fit léviter jusqu'à l'évier où elle couronna le sommet du tas de vaisselle en attente de nettoyage. On était samedi : elle ne se coucherait pas avant plusieurs heures. Et probablement pas toute seule. Maintenant que son protégé volait de ses propres ailes, elle avait l'intention de rattraper toutes les soirées festives dont elle s'était privée à cause de lui, ce qui représentait des dizaines d'heures de danse, plusieurs gallons d'alcools divers ainsi qu'un certain nombre de partenaires sexuels. Il le savait, elle ne s'était pas privée de le lui expliquer en détail, calculs à l'appui. Grand bien lui fasse. Il se souciait comme d'une guigne de ce qu'elle faisait et des gens qu'elle fréquentait du moment que lui-même pouvait avoir la paix.
Le fait est qu'il avait rarement connu un calme aussi parfait. Personne pour se plaindre de lui, lui faire des reproches, l'ennuyer avec des discussions oiseuses ou simplement rester là à l'observer. Quand il se levait le matin, il était seul ; il prenait seul son petit déjeuner, quittait l'appartement à l'heure qui lui convenait et sans avoir à se justifier. Lorsqu'il rentrait du travail, personne ne l'attendait pour exiger le récit de sa journée. Il passait ses soirées à lire sans crainte d'être interrompu. S'il ne sortait pas de chez lui quand il était de repos, il pouvait rester des journées entières sans parler à personne. C'était... relaxant.
Il se leva afin d'examiner de plus près le contenu de l'évier. Il était vraiment temps de faire quelque chose. Il pensa à ce qu'elle dirait si elle voyait l'état de son appartement : qu'il devait se reprendre en main, qu'il filait un mauvais coton, qu'il tournerait mal s'il continuait à se négliger comme ça. L'elfe ne serait pas en reste. Sur le plan de l'hygiène, il devait le reconnaître, elles n'auraient pas complètement tort.
Il tapota la pile de vaisselle avec sa baguette, ouvrit le robinet et ensorcela l'éponge qui se mit à frotter toute seule les assiettes sales. Il ignorait s'il était assimilable à un fauve ; mais solitaire, oui, sans hésitation. Et dangereux... Le coin de ses lèvres se crispa. Autrefois, et pendant longtemps, il avait été très dangereux. Non pas physiquement, bien sûr : il était trop maigre pour impressionner qui que ce soit – rien à voir avec une panthère. Mais son intelligence et sa puissance magique le rendaient redoutable. Depuis, alors même que son corps reprenait des forces, il avait connu un petit passage à vide. L'absence d'adversaire à affronter, de défi à relever, présumait-il. C'était terminé, à présent. Peut-être bien qu'un fauve se tapissait au fond de lui, impatient de bondir sur sa prochaine proie, toutes griffes dehors. Celles qu'il avait traquées jusque-là, créatures des ténèbres de seconde zone hormis les Détraqueurs, n'avaient fait qu'aiguiser son appétit. Certes, en tant que stagiaire non rémunéré, il ne pouvait prétendre à mieux, mais Roman avait raison : après ce soir, la direction du TNT ne pourrait plus tergiverser.
La crispation s'accentua, étirant ses lèvres en un fin sourire carnassier. Il s'était frotté à des êtres plus obstinés que Stoyanka Branimirova. Il l'aurait, cette titularisation. Foi de Severus Rogue, il l'aurait.
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Quand Nate van der Waals émergea du sommeil ce matin-là, ce fut pour se retrouver plongé dans un état de fébrilité qu'il avait rarement connu. Il finit à grand peine sa tasse de café et grignota la moitié d'un pancake avant de filer s'enfermer dans la salle de bains. Marisol, la femme de ménage qui le connaissait depuis des années, leva les bras au ciel dans un signe de muet désespoir. Il avait été bizarre toute cette semaine sans qu'elle comprenne pourquoi. Dans le but de lui remonter le moral, elle lui avait préparé elle-même ces pancakes aux myrtilles, ses préférés. Oh, il l'avait chaudement remerciée, certes ; mais si c'était pour les laisser rancir dans un coin du réfrigérateur, ses remerciements, il pouvait se les garder !
Avec inquiétude, Marisol s'approcha de la porte close de la salle de bains. On entendait l'eau couler à l'intérieur : Mr van der Waals prenait sa douche mais, contrairement à son habitude, il ne chantait pas. Elle hésita à frapper : qu'est-ce qu'elle aurait pu lui dire ? Elle l'avait déjà vu nerveux quand il préparait un rôle difficile, et bien sûr après l'attaque cardiaque dont son père avait été victime – et dont il s'était parfaitement remis, grâce à Dieu. Or, pour autant qu'elle le sache, Mr van der Waals n'avait pas de tournage en cours, et sa famille se portait à merveille. Le reste ne la concernait pas. Mais c'était un bon employeur, poli et généreux même si, parfois, son succès lui montait un peu à la tête. Elle espérait qu'il ne s'était pas mis à prendre de la drogue, comme c'était courant dans son métier. Et si jamais un jour, en faisant le ménage, elle découvrait une seringue entre les coussins du canapé ? Elle frémit de dégoût à cette idée. Hors de question qu'elle travaille pour un drogué, tant pis pour les étrennes ! Peut-être souffrait-il juste de problèmes intestinaux ? Il mangeait trop épicé pour un Blanc, elle le lui avait toujours dit.
« -O sole mio, tila lala... »
Marisol fronça les sourcils. L'eau ne coulait plus derrière la porte : voilà qu'il chantait hors de la douche, maintenant ! C'était le monde à l'envers. Enfin... Elle supposait que l'entendre chanter était bon signe. Sa voix ne sonnerait pas si juste s'il était sous héroïne, n'est-ce pas ?
De l'autre côté du panneau, Nate van der Waals se frictionnait avec énergie en sifflotant, soudain tout guilleret. Il se sentait beaucoup mieux : cette douche lui avait remis les idées en place. Une fois sec, il noua la serviette autour de sa taille et essuya d'une main le miroir couvert de buée pour se peigner les cheveux. Il en profita pour examiner son reflet d'un regard qu'il estimait juste mais sans complaisance.
Il fallait bien en convenir, il était beau garçon : grand, large d'épaules, le corps sain et tonique sans arborer la musculature bodybuildée de certains acteurs de série B. Il avait trente-deux ans mais quelque chose de juvénile dans le visage, peut-être grâce à ses grands yeux bleus lumineux. Il estimait qu'il faisait moins que son âge, d'ailleurs on le lui confirmait régulièrement. Ses cheveux sombres étaient épais et brillants, ne laissant en rien craindre l'apparition d'une calvitie précoce. Il s'adressa un sourire satisfait qui dévoila des dents parfaites, rendues encore plus blanches par le contraste avec sa barbe noire. Il se l'était laissé pousser pour son dernier film et hésitait à la raser. Elle lui allait bien ; elle le faisait paraître plus âgé, plus mûr. Plus viril, peut-être. D'un autre côté, elle dissimulait un peu la finesse de ses traits, et c'était dommage. Peut-être ferait-il mieux de la raser.
Peut-être ferait-il mieux de se raser également le torse, songea-t-il en contemplant les poils noirs qui recouvraient ses pectoraux. Et les cuisses. Hélas pour lui, il avait la pilosité vigoureuse, alors que la mode, même pour les hommes, tendait vers la peau de bébé. Jusqu'ici, cela ne lui avait pas posé de problème : il s'adaptait en fonction des personnages qui lui étaient confiés, se rasant quand le rôle l'exigeait, ou tirant au contraire profit de sa toison virile. Aujourd'hui, tous ces poils lui semblaient brusquement répugnants et il n'était pas loin d'envisager une solution radicale. Il devait bien y avoir un traitement pour ça.
Saisi d'une brusque pensée, il dénoua la serviette et se retourna en faisant des contorsions pour regarder dans le miroir par-dessus son épaule. C'était bien ce qu'il lui semblait : ses fesses étaient trop plates. Et blanches, aussi ; mais cela pouvait facilement s'arranger. Cette absence de rondeur le gênait tout à coup, lui qui jusque-là n'y avait guère songé. Était-ce vraiment un problème ? En tout cas, c'était une faiblesse, un défaut.
« -Arrête ça, tu es ridicule », enjoignit-il à son reflet.
Il n'avait jamais été superficiel – enfin, pas à ce point-là. Bien sûr, il se souciait de son apparence, c'était inévitable quand on exerçait sa profession. Bien sûr, il appréciait d'être régulièrement dans le peloton de tête des hommes les plus séduisants du monde. Bien sûr, il aimait plaire, et sa beauté lui procurait un avantage qu'il aurait été stupide de ne pas cultiver un minimum. Mais ces épineuses questions de pilosité excessive et de postérieur pas assez rebondi étaient toutes nouvelles ; elles ne résultaient pas des obligations liées à son prochain rôle – sur lequel il n'avait pas commencé à travailler – mais d'une fatalité qui s'était abattue sur lui sans prévenir, sans qu'il le souhaite et sans qu'il puisse s'en libérer.
Nate remit la serviette en place et jeta un regard triste à ses cheveux bien peignés. Toute joie l'avait quitté aussi brusquement qu'elle était apparue. Il se sentait désormais vide et désemparé : trop jeune, pas assez cultivé, mal dégrossi. Et trop poilu. Mais il était Nate van der Waals, bon sang ! Il avait séduit des femmes superbes, remporté plusieurs prix d'interprétation et démontré par ses choix de carrière qu'il n'était pas qu'une belle gueule au sourire vide. Il n'allait pas s'avouer vaincu pour quelques poils en trop !
Avec un rire sans joie, il se détourna du miroir. Il s'était toujours considéré comme sain et équilibré – en tout cas, plus qu'un certain nombre de ses collègues. Ces sautes d'humeur d'apparition récente lui étaient d'autant plus intolérables. Il passait sans transition de l'excitation au désespoir, de l'extase à l'angoisse, de la joie à l'abattement, et il ne pouvait rien contrôler. C'était une torture. Oh, il savait bien d'où cela venait, et ce n'était pas pour le réconforter. L'origine de tout ceci était à la fois son plus grand bonheur et son pire tourment. Nate van der Waals était amoureux.
* Pour les nouveaux (ou pour mémoire), hind signifie "biche" en anglais.
Comme promis, voici le tout premier défi de cette histoire (et un qui devrait durer longtemps) : Nate van der Waals (que nous serons amenés à revoir régulièrement) s'inspire d'une personne réelle. À vous de deviner laquelle ; pour cela, des indices seront dispersés lors de ses différentes apparitions. Soyez attentifs et, si une idée vous vient, postez un commentaire ! Honnêtement, je n'ai pas la moindre idée de la difficulté de ce défi ;)

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