Quelque part sur le Forum de Tous les Périls, se trouve le Bordel du Coeur de l'Aurore. Un établissement aussi sulfureux que distingué, où l'on n'entre que sur invitation. Les auteurs, avides de nouvelles expériences ou en mal d'écriture, s'y rendent afin de profiter des personnages et des thèmes, mis à disposition par notre distinguée Maquerelle, Dame Grise, le temps d'une journée.
Chambre d'Émeraude
Personnage : Bellamy
Thème : Histoire de la Beauté
Note : Ceux et celles qui ont lu 'Ennemis', le cinquième OS de mon recueil 'Log Pose' trouveront peut-être quelques similitudes avec ce nouveau texte. Il s'agit d'une version plus aboutie de ma vision de Bellamy (mais pas encore aussi travaillée que ce que j'espère arriver un jour à écrire à son sujet). Voilà donc ce que j'ai pu faire en 24 heures.
Champ de Blé aux Corbeaux
Bellamy n'avait jamais rien compris à l'art.
L'institutrice leur avait montré une toile de maître, l'une des rares fois où il n'avait pas séché l'école, sur son île natale. C'était une grande peinture, avec un champ de blé, un ciel bleu et un vol de corbeaux. Et la maîtresse avait passé plus d'une heure à parler et à s'extasier là-dessus. Alors que ce n'était même pas bien dessiné. Une tâche bleue, une tâche jaune, un peu de marron et quelques traits noirs : franchement, il n'y avait rien d'exceptionnel dans cette peinture. Rien qui ne justifie autant de déblatérations. Déjà que l'école était franchement chiante, s'ils lui demandaient en plus de s'émerveiller devant quatre coups de pinceau débiles...
Alors Bellamy avait échangé un regard avec Eddy et Roth, assis à côté de lui, et ils avaient commencé à balancer des boules de papiers et les stylos de leurs voisins à travers la classe. L'institutrice avait haussé le ton et tendu un doigt menaçant sur eux. Bellamy s'était marré, Eddy était monté sur sa table en imitant un macaque et Roth avait piqué un cartable pour le balancer par la fenêtre. Ils s'étaient déchaînés, renversant les bureaux et tirant les cheveux des filles, jusqu'à faire pleurer la maîtresse.
Puis ils étaient sortis en courant de la salle de classe.
Et Bellamy avait pris soin, en partant, de piétiner cette stupide peinture.
De toute façon, l'école ne servait à rien. Il avait carrément arrêté d'y aller, après son onzième anniversaire. Il passait ses journées à traîner avec Eddy et Roth, à détrousser des gamins et à faire peur aux vieilles dames. Très vite, ils avaient attiré l'attention de Sarquiss. De deux ans leur aîné, il était considéré comme le caïd du quartier. Bellamy lui avait craché à la figure et Sarquiss lui avait démonté la gueule. Après quoi, ils étaient devenus amis. Leur groupe s'était agrandi, et Bellamy, par sa hargne et son goût pour la violence gratuite, s'était progressivement établi comme chef de la bande.
Ils s'en prenaient maintenant à des adultes, prenant toujours soin d'avoir l'avantage du nombre pour tabasser et dépouiller leurs victimes. Un jour, Eddy s'était fait chopé par la police locale. Fou de rage, Bellamy avait rassemblé ses loups et organisé un raid féroce pour le libérer. Il s'était tenu droit, debout sur le bureau du Commissaire Principal, alors que ses camarades répandaient le sang et la destruction, et il avait ri à gorge déployée, se délectant de la beauté dans le chaos sous ses yeux.
Depuis ce jour, on l'appelait Bellamy la Hyène.
Et personne n'avait plus jamais remis son autorité en cause.
Sa nouvelle réputation de tête brûlée lui avait attiré de nouveaux admirateurs, dont un certain nombre de femmes. Lily et Mule étaient les plus entreprenantes, à la fois taquines et provocantes. Elles n'avaient pas froid aux yeux et Bellamy, tout juste âgé de quinze ans, s'amusait à tester leurs limites. Il avait demandé à Lily de séduire l'un des plus riches comptables de la ville pour accéder à son coffre-fort et le vider. Elle lui avait ramené plusieurs sacs de berrys ainsi que des photos du-dit comptable en sa sulfureuse compagnie afin de le faire chanter et de lui extorquer encore plus d'argent. Il avait ordonné à Mule, puisqu'elle se disait médecin, d'amputer le bras d'un prisonnier qui refusait de leur révéler ses secrets. Bellamy s'était alors rendu compte que, malgré ses airs de fille superficielle, elle n'avait pas peur du sang.
Lorsque, l'été venu, toute la ville s'était animée autour du Festival annuel des Arts et de la Lumière, Bellamy et ses camarades avaient rassemblé assez d'argent pour mettre les voiles et laisser derrière eux cette vie ennuyante et dénuée d'intérêt. Mais ils n'allaient pas partir sans un dernier coup d'éclat, ça non. Alors ils avaient détruit les statues d'argile et les sculptures en fer forgé, brûlé les peintures à l'aquarelle et les compositions florales, détourné le feu d'artifice pour faire exploser la tour d'Architecture. Ils avaient tabassé tous ceux qui se mettaient sur leur chemin, appréciant les cris d'horreurs et les suppliques désespérées.
Ensuite, ils avaient quitté l'île, sans un regard en arrière.
Et ils avaient causé des ravages dans tout North Blue.
Au cours de ses voyages, Bellamy avait croisé la route de Don Quichotte Doflamingo. Un homme puissant et affirmé. Il n'avait sous ses ordres qu'un nombre limité d'hommes, mais chacun d'eux en valait dix, et il menait son équipage d'une main de fer. Ces gens-là semaient derrière eux terreur et désolation, et la Marine échouait à ne serait-ce que les approcher.
Doflamingo était une légende au sein de la pègre, et l'on commençait déjà, dans les tréfonds obscurs, à murmurer le nom de Joker. La figure de l'ombre, porteuse de destruction qui amènerait un Nouvel Ordre. Ces imbéciles de pirates qui courraient après des chimères n'avaient plus qu'à se noyer avec leur propre navire. Le One Piece, mais quelle connerie ! Doflamingo n'avait que faire de ces inepties.
Un jour, il dominerait le monde.
Et Bellamy voulait être avec lui. Voguer à ses côtés, porter sa bannière.
Ainsi s'était-il retrouvé à Mock Town. Un repaire de pirates dont il était devenu le maître. Du haut de sa prime à 55 millions, il dominait la racaille, faisait sa loi au milieu des truands et des brigands de bas étage. Il demeurait invaincu, et nulle défaite ne saurait entacher sa réputation. Ils avaient investi le Tropical Hôtel, chassant les autres clients et vivant comme des rois. Le Wild Cherry et les autres bars de la ville leur faisait crédit sans poser de question. On s'effaçait sous le passage de la Hyène, tous misérables sous son regard. Et putain, ce que ça lui plaisait !
Bellamy était puissant, et craint. Les hommes s'écrasaient sur son chemin, et ceux qui tentaient de se relever, il les piétinait sans vergogne. Tandis qu'il écrasait de sa botte le visage ensanglanté d'un idiot qui s'était cru assez malin pour tricher aux cartes contre lui, la Hyène s'était fait la réflexion qu'il y avait une forme de beauté à humilier un pirate devant ses hommes, à le rabaisser plus bas que terre et à lui faire manger la poussière. Il se délectait de la peur dans le regard des membres d'équipage, qui restaient stupidement spectateurs devant le déclin de leur capitaine. Et Bellamy jubilait quand, dans leurs yeux, le respect pour leur leader s'éteignait et se fanait en dégoût.
On ne détruit véritablement un pirate que lorsqu'on lui arrache la considération de ses pairs.
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Puis Mugiwara était arrivé.
Et il avait détruit Bellamy.
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Bellamy n'avait jamais rien compris à l'art.
Pourtant, devant l'imposante Cloche en or massif du Peuple Shandora, il resta muet de contemplation. Les hauts piliers qui se dressaient vers le ciel, majestueux et imposants. La Cloche elle-même, digne et solennelle, véritable monument d'un temps oublié, à la voix d'Or qui coule et résonne comme une mélodie d'un autre monde. La stèle noire nichée dans le cœur du socle, écritures énigmatiques, maudites, silencieuses... porteuses d'un message que personne ne pouvait plus lire.
Et c'était Mugiwara qui l'avait retrouvée, lui expliqua le vieil homme avec son drôle d'oiseau-cheval, au milieu des potirons géants. Bellamy ne dit rien mais serra les poings, partagé entre la rage et... et autre chose qu'il n'arrivait pas clairement à définir.
Ce foutu gamin lui avait infligé sa première défaite. A cause de lui, il avait perdu le respect durement acquis à Mock Town. A cause de lui, Doflamingo lui-même lui avait tourné le dos. Il avait perdu tout ce qui comptait à ses yeux. Sa position, sa réputation, son lien avec son idole. Pourtant, alors qu'il gisait à moitié-mort dans le caniveau, là-bas sur la lointaine Jaya, Bellamy entendait encore le son de la cloche, et il voyait encore l'ombre géante du garçon au chapeau de paille sur les nuages.
Alors il avait rassemblé ses hommes, ceux qui n'avaient pas pris la fuite face au regard de Mugiwara, ceux qui n'avaient pas brutalement disparu après la venue de Doflamingo. Et il les avait emmené dans le ciel, alors qu'ils clamaient la veille encore que les îles célestes n'étaient que des conneries de rêveurs naïfs et idéalistes. Mais il l'avait fait. Bellamy avait suivi Mugiwara sur Skypiea, même s'il avait perdu la moitié de son équipage pendant le voyage, et que l'autre moitié le détestait tellement qu'ils foutraient certainement le camp une fois revenus sur la Mer Bleue. S'ils ne décidaient pas carrément de rester dans le Ciel.
- Vous voulez l'entendre ? demanda le vieil homme.
Bellamy leva les yeux, et hocha lentement la tête, incapable de répondre. Il avait l'étrange impression de ne plus être lui-même, et en même temps d'approcher pour la première fois de sa vie la vérité nue de son âme.
La Cloche chanta à ses oreilles une mélodie nouvelle, un air ancien mais qu'il avait oublié. C'était quelque chose de puissant, mais d'infiniment harmonieux, comme si tout était à sa place, sans impair, sans fêlure. Si la perfection devait exister, elle ressemblerait à ça. C'était quelque chose de logique, d'évident, de naturel. Plus besoin de se poser de questions. C'était juste ça.
C'était beau.
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Quand il revint à Dressrosa, quelques mois plus tard, Bellamy était un nouvel homme. Pour preuve, Doflamingo l'accepta à nouveau parmi les siens, lui pardonnant sa défaite passée, et la perte de tout son équipage. Jamais le Grand Corsaire n'aurait reçu le gamin mal dégrossi de Mock Town qui criait fort sans jamais réfléchir. Doflamingo avait lu en lui. Il avait vu que ce gamin idiot était mort, enterré dans le passé, et que c'était un nouvel homme, plus fort, plus mature, qui revenait à ses pieds avec pour présent une immense colonne d'or ramenée des îles célestes.
Alors Bellamy travailla dur et œuvra de toutes ses forces pour faire respecter ce nom qu'il avait à nouveau le droit de porter : celui de Don Quichotte Doflamingo. Un nom dont il était fier et qu'il se jura de ne plus jamais trahir, de ne plus jamais décevoir. Sa rencontre avec Mugiwara avait été brutale, violente, mais instructive. Bellamy avait appris de ses échecs, et il ne commettrait plus les même erreurs.
S'il avait rarement à faire avec les trois exécutifs, hormis pour récupérer des ordres de missions, il combattit à plusieurs reprises aux côtés des membres de la Family. Il appréciait Buffalo et Machvise, trouvant avec eux une complicité à la fois dans le combat et dans le caractère, plaisantant facilement avec eux entre deux entraînements.
Il aimait bien également Baby 5, toujours prête à rendre service, mais sa dévotion le mettait mal à l'aise par moments. Cette manière qu'elle avait d'accepter tout ce qu'on lui disait... Peu importe que la demande soit extravagante, dangereuse ou contraignante, elle mettait toujours du cœur à l'ouvrage, se faisant une joie de se mettre en quatre pour les autres. C'était parfois un peu dérangeant. Pourtant Bellamy avait connu des femmes prêtes à tout pour s'attirer les faveurs d'un homme puissant et lui-même, par le passé, avait joué avec Lily, Mule et Mani exactement de cette façon. Mais il y avait quelque chose de différent, de malsain dans le comportement de Baby 5 qui ne lui plaisait pas.
Lao G ne l'aimait pas, et Bellamy le lui rendait bien. Il s'entendait relativement bien avec Señor Pink et Dellinger, cependant ils ne se voyaient pas souvent. Gladius l'ignorait royalement, ce qui convenait très bien à Bellamy. Il connaissait Sugar et Viola de nom, mais ne leur avait jamais parlé.
Et puis il y avait Jora.
Jora qui semblait beaucoup l'apprécier, venant fréquemment à sa rencontre pour discuter, parler de tout et de rien, débriefer sur les dernières missions... Et pour lui montrer son Art. Les fruits du démon étaient étranges, souvent surprenants, toujours saugrenus. Mais il ne s'attendait vraiment pas à cela lorsque Jora avait, pour la première fois, transformé sa chambre en un maelstrom de couleurs criardes et de formes absurdes. Il avait eu bien du mal à ne pas lui crier dessus, ni à la frapper, pour qu'elle remette tout en ordre. C'était peut-être de l'Art, mais il n'en voulait pas chez lui. Et de toute façon l'Art ne servait à rien, ce qui était beau ne pouvait être dans le même temps utile, et n'avait donc aucun intérêt, aucune raison d'être.
Seules comptaient ses missions, et la place qu'il cherchait à gagner dans la cour de Doflamingo.
Dans l'ensemble, il jugeait s'être bien intégré dans la Family. Et bientôt, il serait un exécutif officiel. Dès lors qu'il aurait remporté le Tournoi du Colisée, il ferait parti de l'équipage de Doflamingo. C'était un rêve qui se réalisait, le résultat de tout le travail et de tous les efforts fournis depuis des années, l'aboutissement de toute une vie.
Il ignorait encore à quel point Doflamingo se jouait de lui, le faisant danser sur des fils invisibles pour mieux préparer sa chute, sa déchéance. Le Corsaire s'apprêtait à l'abattre, tant physiquement que psychologiquement, à le réduire en miettes et à l'écraser jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de lui, exactement comme Bellamy le faisait lui-même, autrefois, avec les plus faibles.
Doflamingo avait prévu depuis longtemps déjà de l'anéantir.
De le détruire.
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Mais Mugiwara était arrivé.
Et il avait sauvé Bellamy.
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Bellamy n'avait jamais rien compris à l'art.
Il n'avait jamais cherché à comprendre en réalité. Et il n'aurait jamais pensé avoir la révélation dans les toilettes d'un restaurant. Et pourtant il était là, le pantalon encore dégrafé après avoir fait son affaire, figé, subjugué, par le tableau qui ornait la porte des sanitaires. C'était une copie, de qualité assez moyenne. Mais il reconnut immédiatement la peinture. Il avait oublié le nom de l'artiste, ainsi que celui de l'œuvre. Mais il se souvint.
Le large champ de blé battu par les vents, le chemin de terre sinueux qui se perdait à l'horizon, les volutes du ciel, tantôt claires et lumineuses comme le midi de l'été, tantôt sombres et menaçantes comme un orage violent, le vol de corbeaux qui semblait aléatoire, mais était parfaitement calculé. Et surtout les coups de pinceaux, épais, larges, presque grossiers, qui donnaient une texture et une profondeur troublante au paysage. L'image était statique, mais dégageait quelque chose de brutal, qui le heurta de plein fouet et Bellamy se souvint avec une vague honte de son institutrice d'école, s'efforçant d'apprendre au garçon agité et insupportable qu'il était, le sens de la beauté.
Il était resté imperméable à ses efforts à l'époque, enfant intenable, violent déjà, et méchant gratuitement. Mais aujourd'hui, il voyait ; aujourd'hui, il comprenait. La force des émotions qui pouvait se transmettre dans une simple image, le génie du peintre pour mettre autant de choses dans une peinture.
Là résidait le secret de l'Art, l'histoire de la Beauté.
La porte s'ouvrit sur un homme à la barbe taillée en bouc, interrompant le fil de ses réflexions. La peinture échappa au regard de Bellamy, mais ne quitta pas son cœur. Le nouveau venu le regarda avec suspicion, surpris de le trouver immobile au milieu des toilettes, à moitié défroqué. Le jeune homme se ressaisit et termina de se rhabiller en vitesse avant de sortir un peu précipitamment. L'autre avait dû le prendre pour un genre de pervers mais il y songea à peine.
Dans un état second, il sortit du restaurant, et retrouva tout au fond de sa poche un morceau de papier blanc. Il avait à peine pensé à la Vivre Card depuis les évènements de Dressrosa. Il avait voyagé, d'une île à l'autre, sans but précis, cherchant quoi faire, quel but redonner à sa vie après le désastre Doflamingo. Il avait construit toute sa vie, toute son identité sur un seul homme. Bellamy avait sans aucun doute fait de mauvais choix au cours de son existence, qui l'avaient conduit à placer sa vie entre de mauvaises mains. Il n'avait guère l'envie de redonner sa confiance à quelqu'un d'autre. Il pouvait bien se débrouiller seul, non ? Mais alors, quel sens donner à sa vie ?
Il baissa les yeux sur la Vivre Card, dans le creux de sa main, qui pointait droit devant, comme une invitation.
Alors il fit un pas en avant.

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