CHAPITRE 26
– Svartalfheim –
Evvie n'arrivait pas à se décider. Elle n'arrivait pas à déterminer si elle se sentait terrifiée ou fascinée par ce… non-être. Un mélange des deux, probablement. Terrifiée par l'afflux de puissance qu'elle devinait sans pouvoir la ressentir. Fascinée par une chose qui dépassait totalement son entendement. Elle écoutait avec attention, alors que dans son esprit se déversaient… non pas des images, mais plutôt des sensations. Elle ne savait pas mettre en mots ce qu'elle expérimentait. C'était au-delà de ce que toute conscience humaine aurait pu appréhender. Et pourtant, elle n'était pas submergée par la peur. Elle ne se laissait pas aller. Parce que, d'une certaine manière, elle pouvait se retrouver dans Néant.
Ainsi, elle avait assisté à une reproduction de la naissance de Möker, et de son alter ego, Engill. Un peu comme une branche se scindait en rameaux, Néant s'était divisé en trois. Une part de lui était demeurée inchangée. Les deux morceaux qui s'étaient détachés étaient ses Vril'mravn, des parts de lui, mais qui avaient leur propre conscience. Ensemble, Engill et Möker formaient l'exact contraire de Néant. Ils représentaient l'existence. La possibilité. Et, entre eux, ils étaient diamétralement opposés. Möker était le chaos primaire, les ténèbres, le bouillonnement impossible à endiguer. Engill était l'ordre, la lumière, l'apaisement de cette folie et sa hiérarchisation.
— Et moi ? osa-t-elle. Comment puis-je être ici ?
— C'est une bonne question. Je ne sais pas. Pour une si petite chose, jaillie de nulle part, tu es assez puissante, même à mon échelle. Et, plus étonnant encore, tu portes ma marque.
— Votre marque ?
Silence. Comme si Néant voulait s'organiser avant de parler, prévoir ce qu'il allait dire.
— Engill et Möker, comme tu les appelles, portent chacun une part de moi. Ils sont apparus avec, parce qu'ils provenaient de moi. Mais toi… tu ne proviens pas de moi. Pas directement. Et pourtant, tu portes cette part.
— Ah bon ?
Evvie sentit. Elle sentit le vide, qui se glissait au travers de ses défenses, qui se faufilait en elle. Qui se logeait à l'intérieur de son esprit, sans qu'elle n'ait ne serait-ce que la moindre idée de comment le chasser de là. Mais, pire, il s'enfonçait profondément. Fouillait dans ses recoins les plus intimes, secouait ses souvenirs. Il était partout, intangible, immatériel. Et pourtant, il la faisait chavirer sur ses fondations.
Et puis, elle sentit que ce vide, en elle, trouvait un étrange écho.
Non.
Elle découvrait, en elle, un écho de ce vide. Une petite part de son esprit, qui lui appartenait, mais qui n'était… rien. C'était quelque chose qui était elle sans l'être totalement.
Si elle avait pu, elle se serait mordu les lèvres. Mais elle n'était pas dans une dimension physique. Elle n'était nulle part, en fait. La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était se concentrer, et ressentir.
Néant l'avait obligée à faire face à elle-même. À se voir telle qu'elle était. Il aurait pu la mettre en face d'un miroir d'âme, l'effet aurait été le même. Maintenant qu'elle était là, elle voyait cette fameuse « marque ». Ce morceau de vide, qui flottait, dans un recoin de sa conscience. Minuscule, mais présent. Preuve qu'elle n'était pas comme les autres, qu'elle ne le serait probablement jamais. Délicatement, avec prudence, elle s'approcha de ce bout d'elle-même dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence.
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Möker vit immédiatement le changement, chez Evvie. Le corps qui se tendait, le pouls et la respiration qui faiblissaient. Mais, pire, elle le sentit. Cette parcelle qui se faufilait, à travers le corps de la jeune fille, droit dans l'univers connu. Une part de néant, une autre, qui se glissait dans les Neuf Mondes, par l'intermédiaire de l'esprit de la princesse endormie. Elle la sentait flotter, juste à côté d'elle. Cette absence de tout qui, si elle était laissée dans un corps humain, allait le consumer en secondes.
Leur Vril'shan cherchait à s'infiltrer. À nouveau. Il le tentait régulièrement. Une fois tous les quelques cent, mille ans, peut-être. Il ouvrait une brèche, laissait son énergie se glisser dans un monde. Ce qui résultait inévitablement par le chaos et la destruction. La disparition de créatures, l'extinction de milliers d'espèces. La « météorite » sur la Terre, quelques millénaires plus tôt, n'était qu'une conséquence de l'arrivée d'un minuscule fragment de Néant, qui avait suffi à provoquer un magnifique bazar dans la structure générale de Midgard.
Et, à nouveau, il était là. Une petite part de lui, en Evvie, indépendante, réelle, sensible et capable de causer des dégâts monstrueux. Möker n'hésita pas. Elle s'en débarrassa d'un seul mouvement, l'envoya dans le seul monde encore plus mort que Svartalfheim : Helheim. Le monde vide.
— Il a essayé, n'est-ce pas ?
Engill n'avait pas tardé. Dès qu'il avait perçu la perturbation spatiale, il s'était manifesté mentalement.
— Oui. Je l'ai envoyé à Helheim.
— Tu sais que, si elle revient, il faudra qu'elle réclame cette part un jour ou l'autre ?
— Je sais…
Encore faut-il qu'elle revienne, ajouta-t-elle pour elle-même. Il n'y avait aucun moyen de ramener Evvie, à l'heure actuelle, à moins de laisser encore plus de néant entrer dans l'univers matériel.
— Tu te rappelles des nôtres ?
Möker ne dit rien. Elle ne s'en souvenait que trop bien. Les parts de néant en eux, les parts de leur Vril'shan en eux. Ces parts qu'ils avaient reniées dès qu'ils l'avaient pu. Ensemble, ils s'étaient mutuellement arrachés ces morceaux de non-existence, les avaient faites couler, au sens propre comme au figuré, dans les feux les plus ardents de Müspellheim, les avaient fusionnées. À l'aide de magie, ils leur avaient donné une forme physique, en avaient formé un métal, le matériau le plus solide et le plus malléable existant dans les Neuf Mondes. Un matériau vivant.
Elle poussa un soupir.
— Elle va devoir s'occuper du sien.
— Une idée sur comment la faire revenir ?
— J'en aurais bien une… mais…
— Non. Non. Tu n'utiliseras pas son frère pour ça. Elle a déjà trop souffert. S'il y a bien une personne qu'elle ne mérite pas de perdre, c'est lui.
La décision était sans appel, et le ton trop sec pour qu'Engill ose s'opposer. De toute façon, il savait que ce n'était que la solution de dernier recours. Ultime. Il ne voulait pas y avoir recours. Il savait que cela pouvait tuer la gamine. C'était ce qu'ils essayaient d'éviter. Mais c'était éventuellement la seule manière de la ramener, provoquer un choc si violent qu'elle s'arracherait spontanément à l'autre dimension.
Sacrifier son frère.
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Étrangement, alors qu'Evvie venait de découvrir cette étrange part d'elle-même, à la fois présente et inexistante, elle disparut. Tout simplement. Comme si elle n'avait jamais été là. Comme si on la lui avait arrachée, si vite qu'elle n'avait rien senti. Comme si elle s'était vaporisée. Elle fronça mentalement les sourcils. Elle n'avait pas mal… elle ne sentait toujours rien, dans cet étrange espace, mais cette absence soudaine la dérangeait.
Paradoxe, l'absence d'un vide la dérangeait.
— Ils te l'ont arrachée.
— Qui ça ?
— Mes Vril'mravn
— Pourquoi ?
— Ils en ont peur.
La notion de peur, chez Möker, autrement dit l'être le plus puissant qu'Evvie connaissait, paralysa un instant les pensées de la jeune fille. Puis, elle haussa mentalement les épaules. Après tout…
— Et je peux la récupérer ?
— Tu le dois, même.
Elle ne décerna pas, dans la voix télépathique de Néant, la pointe de cruauté.
— Mais pour ça, il faudrait que je rentre… non ?
Elle sut, au silence qui succéda à sa question, qu'elle avait deviné juste. Et que, pour une raison qui lui échappait, Néant ne voulait pas vraiment la laisser partir. Brièvement, l'idée qu'il la retienne là pour l'éternité l'effleura. Elle tressaillit, angoissée. Mais elle ne pouvait pas fuir le néant qui l'entourait. Elle était piégée dedans.
Pour la première fois, elle songea à l'éventualité qu'elle ne puisse réellement pas partir d'ici. Elle ne reverrait jamais son frère, mourrait peut-être, vieille et ridée, sans même avoir ouvert les yeux à nouveau. Elle disparaîtrait, tout simplement, et son esprit resterait là, enfermé pour l'éternité dans le vide entre les mondes.
— Pourquoi ferais-je cela ? interrogea Néant, sarcastique.
— Je ne sais pas. Mais pourquoi ne me renvoyez-vous pas d'où je viens, si vous ne voulez pas me garder ?
Il y eut un silence. Evvie s'efforça de ne pas penser à autre chose que sa question, mais les souvenirs de son jumeau flashaient dans son esprit, trop nombreux pour être endigués. Elle se rappelait de soirées passées dans leur chambre, dans le noir, à écouter des fantômes raconter leurs vies, leurs passés. Elle se rappelait les courses-poursuites dans les couloirs, Laia à leurs trousses, leur criant désespérément de revenir avant que leur mère n'apprenne qu'ils avaient échappé à sa garde. Elle se rappelait les parties de cache-cache géantes, dans tout le château, avec tante Anna et Olaf.
La pensée de ne plus jamais connaître ça lui restait en travers de la gorge. Elle détestait cette simple idée. Elle voulait revivre ça. Elle voulait apprendre à connaître sa mère, savoir ce qui l'avait tant blessée, au point qu'elle se referme sur elle-même comme une huitre, même pour ses enfants. Parce que, Evvie l'avait compris, la reine Elsa d'Arendelle, cette mère inaccessible, les aimait profondément. Elle n'avait juste jamais été assez ouverte envers eux pour qu'ils le comprennent.
Et puis, il y avait ce père qu'elle venait de découvrir, ce père en qui elle se retrouvait. Evvie voulait grandir à ses côtés, voir ses sourires en coin quand elle réussissait un exercice magique qu'il lui imposait. Elle le connaissait à peine, mais elle voulait être avec lui.
Les souvenirs inondèrent son esprit, comme un flot destructeur, faisant rejaillir une multitude d'émotions contradictoires. Joies et peines, bonheurs et tristesses. Elle aurait fondu en larmes si elle l'avait pu. Peut-être qu'elle pleurait, même, mais elle aurait été incapable de le ressentir.
Soudain, alors qu'un instant plus tôt, il n'y avait littéralement rien autour d'elle, tout d'un coup, elle sentit une pulsation. Discrète, à peine perceptible. Mais elle était là, familière, rassurante, témoignant d'une présence, d'une existence, autre qu'elle et Néant. Elle étendit ses sens dans cette direction, faillit couiner de joie en percevant l'aura familière d'une barrière de monde. Ce n'était pas la même que celle de Svartalfheim, mais c'en était une. Elle s'y agrippa mentalement, fermement, de toute la force de sa volonté, mais, dans le même temps, se tourna à nouveau vers Néant.
— Puis-je ?
— Je ne suis pas là pour te retenir. Si tu arrives à passer, tu es libre de partir.
Là encore, il y avait une ombre dans la voix du non-être, mais Evvie ne la devina pas, trop à sa joie de pouvoir retrouver son corps. En même temps qu'elle s'accrochait de toute son âme aux pulsations familières de l'existence, elle se mit à fureter à droite et à gauche, à la recherche d'une faille.
Au bout d'un temps qui lui semblait infini, sa quête fut couronnée de succès. Elle découvrit la brèche, sourit, mentalement, et, s'en approcha tout près, jusqu'à sentir l'attraction que cet autre monde exerçait sur elle. Elle se retourna vers Néant.
— Merci pour tout.
Seul le silence lui répondit.
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Möker avait vu la larme couler sur la joue d'Evvie, sans qu'un sanglot n'échappe à la princesse endormie. Elle l'avait essuyée, en silence, attristée à l'idée qu'elle puisse être seule, face à Néant. Lui, Engill et Möker n'avaient jamais été en bons termes, trop opposés pour pouvoir s'entendre. Les deux êtres primaires considéraient qu'ils ne devaient rien à leur Vril'shan. Ils avaient toujours cherché à se débarrasser de tout ce qui leur rappelait qu'ils étaient nés de lui. Comme si, en effaçant toute trace de leur géniteur, ils pourraient ignorer cet héritage qu'il leur avait laissé.
Pensive, perdue dans ses réflexions, Möker ne sentit pas l'éphémère perturbation qui secoua brièvement l'Yggdrasil, l'arbre des mondes. En revanche, lorsque, sous ses yeux, le corps d'Evvie disparut littéralement, se fondant dans les ombres, elle tressaillit, se redressa d'un bond, droite comme un i, focalisée. Elle étendit ses sens dans toutes les directions, à la recherche de l'esprit de la jeune fille.
Elle ne le trouva nulle part en Svartalfheim. En revanche, elle perçut l'aura, discrète mais familière, qui faisait désormais vibrer le monde mort de Helheim. Elle poussa un soupir de soulagement.
— Elle est revenue, projeta-t-elle en direction de son alter-ego.
— Je sais. Mais comment ?
Le ton d'Engill trahissait sa stupeur. Möker ne put lui répondre que par un haussement d'épaules muet.
— Aucune idée.
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NdA : Hello ! Désolée pour le retard de cette semaine… promis, la semaine pro, je suis à l'heure !