Après que tout soit rentré dans l'ordre à Erebor, les choses reprirent leur cours. Bilbon fit ses adieux aux nains, non sans émotion, et reprit, escorté par Gandalf, le chemin de la Comté. Il était heureux de rentrer chez lui et pourtant il emportait avec lui une nostalgie qui perdurerait sa vie durant. Il avait vécu tant de moments extraordinaires au cours de sa grande aventure ! Il continuait aussi à pleurer en son cœur ceux qui étaient tombés, même s'il savait que la vie devait continuer.
A Erebor, Kili se consacra entièrement à ses devoirs de roi. Cela lui permit de ne plus trop s'appesantir sur tout ce qu'il avait perdu au cours de la bataille des Cinq-Armées. Au bout de quelques mois, Dain s'en retourna dans les Monts de Fer en emmenant une partie de ses troupes mais en promettant d'envoyer des artisans et leurs familles en contrepartie, afin de repeupler la cité.
Le temps passa et les choses s'organisèrent. Secondé par Balin et mûri par les heures tragiques qu'il avait vécu après s'être éveillé au fond d'un tombeau, Kili s'en sortit de manière honorable au début et de mieux en mieux à mesure que passaient les années.
Il entretenait des relations cordiales avec Bard et Dale se releva de ses cendres en même temps qu'Erebor. Sans retrouver sa puissance et sa splendeur d'antan, celle-ci prospéra à nouveau.
Tant que Balin vécut Kili eut en lui une confiance absolue. Ils n'étaient pas toujours d'accord sur tout mais leur entente demeurait profonde. Pourtant, même du vivant de Balin le confident et l'ami le plus proche de Kili fut Drokki. Leur âge les rapprochait et le souvenir de ce qu'ils avaient vécu constituait une sorte de secret, voire de pacte entre eux. Avec le temps, Drokki devint un adulte solide et réfléchi. Pour Kili il était bien plus qu'un domestique et d'ailleurs, au fil des années Drokki devint presque un intendant à Erebor, tout en restant personnellement attaché à la personne du roi. Ses humbles origines ne lui permettaient pas de siéger au conseil mais c'était sans importance : Kili lui demandait souvent son avis et il le suivit plus d'une fois, car il tenait son ami pour un nain fiable et de grand bon sens. Cela ne plaisait pas à tout le monde, évidemment, et Drokki avait du même coup un certain nombre d'ennemis au sein même d'Erebor. Mais comme il le disait lui-même : "J'ai les reins solides, il en faudrait plus que leurs commérages et leurs allusions pour me déranger".
Il y avait pourtant un point sur lequel tout le monde, Drokki compris, était unanime, surtout à mesure que les années passaient : Kili devait absolument se marier et avoir des héritiers. L'intéressé savait parfaitement, lui aussi, que c'était impératif, pourtant il mit presque soixante ans à se décider.
Ce n'était pas de la mauvaise volonté, c'était plutôt comme si quelque chose, à l'intérieur de lui, était cassé. Cela n'avait rien à voir non plus avec ses amours passées. Le tendre souvenir de Tauriel et celui, traumatisant, de sa mort, s'étaient comme durcis, cristallisés au fond de son cœur. Il pouvait passer des semaines et des mois sans songer à l'elfe et même l'amour qu'il lui avait porté s'était mué en un doux souvenir, celui des jours heureux disparus à jamais. Pourtant, secrètement il y avait en lui une blessure non cicatrisée qui continuait à saigner goutte à goutte.
Il fallut longtemps, très longtemps à Kili pour comprendre qu'il ne retomberait jamais amoureux. Il se résigna alors à faire un mariage de raison mais, même là, les choses lui paraissaient si difficiles… Devait-il privilégier le côté personnel et choisir une naine qui lui plairait en tant que femme, l'aspect politique, de manière à trouver une reine digne de ce nom, ou essayer de concilier les deux ? Il ne parvint jamais à trancher cette question. Malgré tout il eut plusieurs opportunités, mais il hésita alors si longtemps qu'elles passèrent sans espoir de retour.
Un jour enfin, alors dans la force de l'âge il rencontra Messilliande, que ses proches appelaient familièrement Missy. Elle était beaucoup plus jeune que lui, curieuse de tout, vive comme un jeune chat. Elle avait un caractère affable et une physionomie souriante mais Kili remarqua assez vite chez elle une fermeté sous-jacente qui balançait son côté rieur et fantasque.
Il lui fit un brin de cour et ne tarda pas à éprouver pour elle une sincère affection. Un peu comme celle qu'il aurait pu avoir pour une petite sœur vive et gaie. Cela pouvait-il suffire ? Kili se tortura l'esprit dans l'espoir de répondre à cette question mais en vain. De guerre lasse, ne souhaitant pas réitérer ses erreurs passées qui avaient consisté à réfléchir si longtemps que l'occasion était passée, il convint de laisser Missy décider par elle-même et lui demanda sa main sans rien omettre de ce qu'il éprouvait vraiment :
- Je ne peux te promettre que ma fidélité et mon soutien en toutes circonstances, dit-il. Je t'apprécie beaucoup mais je ne peux te donner de véritable amour. Tous ceux que j'aimais, si j'excepte ma mère, m'ont été arrachés en un seul jour. Ce fut horriblement soudain, horriblement brutal et depuis, c'est comme si quelque chose en moi était mort également. Comme un vide, toujours douloureux et que rien ne peut combler. Tu mérites plus que je ne peux donner, j'en suis conscient, mais il me faut une épouse et une reine et j'aimerais que ce soit toi. Alors dis-moi, penses-tu pouvoir te contenter de ce que j'ai à t'offrir ? Crois-tu que tu pourrais meubler la solitude qui est la mienne depuis cette horrible bataille ? Je ne veux pas que tu t'engages à la légère. Il faut aussi que tu comprennes que si tu dis oui, tu ne deviendras pas seulement ma femme. Tu seras la reine d'Erebor. Tu auras de nombreuses charges, de nombreux devoirs. Tu es plus jeune que moi : un jour sans doute tu seras veuve et tu devras diriger seule ce royaume. Tout cela est à prendre en considération.
Missy, comme Kili le savait déjà, n'était pas une écervelée. Kili la courtisait depuis quelques mois et elle éprouvait des sentiments pour lui. Elle avait rêvé qu'il la demanderait en mariage. Toutefois elle avait espéré ce que souhaitent toutes les jeunes filles : qu'il lui déclarerait son amour et lui offrirait son cœur. Quant à l'aspect politique des choses, elle y avait déjà pensé aussi. Cela l'effrayait mais elle avait de la bonne volonté et le fait même que Kili lui ait fait sa proposition prouvait qu'il la jugeait capable d'apprendre, non ? Restait qu'il ne l'aimait pas. Cette révélation lui causait au cœur une piqure douloureuse et son visage était devenu très grave. Missy pensa qu'il lui fallait prendre du recul et accuser le coup. Ensuite seulement elle pourrait réfléchir à l'éventualité de partager sa vie avec quelqu'un qui ne répondrait pas aux élans qu'elle avait pour lui. Elle répondit donc qu'étant données les circonstances elle allait y penser sérieusement avant de lui répondre.
- A défaut d'amour, lui demanda-t-elle quelques temps plus tard, puis-je compter sur votre tendresse ? Je vous demande une réponse sincère. Si c'est oui, je vous épouserais. Sinon, cela me sera impossible : je ne pourrai pas vivre avec quelqu'un qui n'éprouverait strictement rien pour moi. Au contraire : les sentiments que j'ai pour vous seraient repoussés et ne trouveraient aucun écho, je souffrirais et je finirais par vous détester. Je ne veux pas de ça et je ne veux pas l'imposer à mes enfants : ils ne pourraient ni comprendre ni être heureux.
Kili sourit :
- Tu peux compter sur ma tendresse, assura-t-il sincèrement.
- Pourquoi souriez-vous ?
- Parce que tu as parlé de nos enfants. Ils ne pourront que nous rapprocher davantage, j'en suis certain.
Les noces eurent donc lieu. A vrai dire il ne fut pas nécessaire aux deux époux d'attendre la naissance de leur premier enfant pour se rapprocher : Kili avait décidé de faire lui-même l'éducation politique de son épouse. Ils passèrent donc pendant des semaines de longues heures chaque jour à étudier des dossiers, évoquer des situations difficiles, décortiquant le présent comme le passé pour en tirer les leçons et les conséquences. De tout cela naquit une forte complicité. Missy était réceptive, elle avait le désir d'apprendre. Très vite, Kili et elle s'entendirent à merveille sur le terrain de la politique.
Missy, ou plutôt la reine Messilliande, apprit aussi très vite à jouer de ses sourires pour détendre une atmosphère explosive ou faire passer certaines décisions difficiles. Kili avait totalement confiance en ses compétences et souvent il lui confia le soin de résoudre des situations compliquées, sachant que le charme de son épouse opérerait mieux que son autorité.
Missy paraissait aussi à l'aise dans les méandres du pouvoir qu'un poisson dans l'eau. Contrairement à lui, d'ailleurs. Kili s'était toujours forcé et cela ne changeait pas avec le temps. Il avait fait, il continuait à faire son devoir et telle devait être sa vie. Alors il fit de son mieux jusqu'au bout.
Mais jusqu'à la toute fin, secrètement, il continua à le regretter. Non, ce n'était pas l'existence dont il avait ou aurait rêvé. Il mettait toute sa bonne volonté et toute son énergie à assumer sa charge, il estimait même s'en être plutôt bien sorti, n'empêche : il était roi malgré lui et jamais, jamais personne ne saurait tout ce que cela lui avait coûté.
- J'ai fait ce qu'on attendait de moi, confia-t-il à ses proches lorsqu'il parvint au terme de sa vie. Je l'ai fait en souvenir de Thorin, de Fili, et pour ma mère. Mais ce n'était pas... Ça n'a jamais été ce que je voulais.
Aussi, le jour où Kili ferma les yeux pour toujours, il ne put s'empêcher d'éprouver le soulagement de celui qui est enfin soulagé de son fardeau.
FIN