A/N : Pendant l'épisode 10 de la saison 2 (Project Runway). Pour les mémoires qui flanchent : Sophie est partie à la fin de l'épisode 8, Nate est venue la voir à Londres au début du 9 - ce qui l'amène à recruter Tara -, et on la voit avec un béret et avec la Tour Eiffel en fond en train de discuter avec la fine équipe minus Nate au début du 10. Désolée pour les références littéraires inévitables quand j'ai une actrice pour personnage.
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Vacances parisiennes
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Tour Eiffel, champ de Mars, puis le Louvre, et maintenant, un thé et un livre en terrasse sous le pâle soleil de mars – une belle journée pour avoir joué les vraies grandes touristes. Sophie ferme les yeux et s'oblige à ne se concentrer que sur son dilemme le plus pressant : décider de son programme du lendemain. Préfère-t-elle faire le tour des antiquaires, des galeries d'art contemporain où si elle veut continuer sur sa lancée de musées ? Paris regorge de distractions et, puisqu'elle ne sait trouver les réponses aux questions qui l'ont conduite loin de Boston, elle préfère s'y abandonner toute entière.
Le raclement de la chaise vide de l'autre côté de la petite table où elle s'est installée lui fait lever les yeux vers un homme d'une quarantaine d'année, l'air débonnaire, veston, chemise au col déboutonné et barbe bien taillée. Elle ouvre la bouche, prête à chasser poliment l'inconnu – enseignant, sans doute – mais il lui tend déjà sa main et ses yeux clairs pétillent d'amusement.
« Raoul d'Amézy – charmantes retrouvailles, madame ! »
Elle serre sa main et le laisse s'installer en face comme s'il était un ami attendu au lieu d'un invité inattendu.
« Tout le plaisir est pour moi, répond-elle en se demandant pourquoi Arsène Lupin est venu la trouver.
-Ah ! Oui – savez-vous que je préparais une visite plus déplaisante ? On me signalait qu'une charmante concurrente établissait ses pénates ici – concurrente dont on m'avait d'ailleurs assuré le décès, mais enfin, les scènes de mort sont toujours glorieuses quand on peut jouer les Lazare… Vous me pardonnerez de ne pas avoir été à la mise en terre ? J'ai envoyé des fleurs, mais j'avais d'autres impératifs plus pressants. Enfin ! Je la fait surveiller discrètement, je sais qu'elle reçoit des appels d'une bande de dangereux criminels dont l'empire est de l'autre côté de l'Atlantique, je tente de deviner ses projets et je ne découvre pour le moment qu'un malheureux vase de jade pris discrètement dans les réserves du Louvre. Les réserves ! »
Il assortit son exclamation d'un geste irrité de la main. Sophie le considère en silence. Il est d'une autre trempe que Marcus Starke, certes, mais que veut-elle lui dire et lui taire ? Elle hausse une épaule pour gagner du temps :
« Oh, vous savez ce que c'est… Quand on a une simple démangeaison au bout des doigts, il vaut mieux ne pas faire des plans trop compliqués. »
Elle ramène une mèche derrière son oreille – Lupin n'est pas Starke, mais il est plus facilement territorial.
« Je ne suis pas là pour rester, enchaîne-t-elle. Je pars à Vienne dans trois jours, puis Berlin, puis encore vers l'est. Je ne veux pas prévoir trop à l'avance. »
L'arrivée du serveur les interrompt. Lupin le remercie d'un sourire et passe une main élégante autour de sa tasse de café. Il la dévisage – Sophie soutient son regard. Que voit-il ? Lupin est un maître en la matière, comme peut l'être Nathan, mais Lupin est chaotique et est un rival. Était ? Et qui est-il aujourd'hui s'ils ne sont plus concurrents ?
Elle se souvient brusquement d'une autre soirée dans un autre bar, lorsqu'il ressemblait à un jeune punk, songe à ce qu'elle à avoué à Nate lorsqu'elle lui a dit qu'ils sont ce qu'elle a de plus proche en terme d'amis. En face d'elle, Lupin garde le silence, une main autour de sa tasse qu'il n'a pas encore touchée, et l'autre en train de tapoter un rythme sur le bois vernis. Et brusquement, il se relève un peu, prend une inspiration et déclame avec un brin de grandiloquence :
« Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire,
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l'univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite:
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur, sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour¹. »
C'est trop court pour qu'elle se laisse bercer par le rythme des alexandrins, et il lui faut quelques secondes pour qu'elle retrouve d'où vienne les vers. Lupin boit nonchalamment une gorgée, repose sa tasse, sourit. Il ne demande pas s'il a frappé juste. Elle frissonne, se force à sourire :
« Il n'y a nul empire ni raison d'état, élude-t-elle. Et si nous devions faire des comparaisons, malgré le peu de variété des personnages féminins dans nos pièces classiques, j'aime mieux penser à une Laura Cheveley victorieuse². »
Lupin penche la tête.
« Vraiment ? »
La première règle d'une bonne arnaque est de paraître assuré, même quand la situation semble prendre un tour imprévu. La seconde est de toujours en dire le moins possible et de laisser l'autre créer l'illusion nécessaire. Elle sourit sereinement. Lupin finit son café et se renverse contre le dossier de la chaise en croisant les bras. Ses yeux ne sont plus que des fentes acérées.
« Et pourtant, vous êtes ici, contre-t-il. »
Nier serait raviver la suspicion d'un coup sur Paris. Elle détourne les yeux une seconde, et puis laisse son visage en un sourire :
« Je voulais des vacances.
-Pas très reposantes, si votre fine équipe vous appelle chaque jour.
-Vous proposez-vous pour me remplacer ?, demande-t-elle en consultant son téléphone pour vérifier que Tara ne l'a pas appelée. »
Lupin éclate de rire.
« Ah ! Non, merci. Monsieur Ford vous utilise comme un chirurgien ses outils, mais je ne laisse personne me donner d'ordres. Et j'ai des petites affaires que je ne puis décemment abandonner ci et là. D'ailleurs… »
Il se lève, laisse quelques pièces sur la table et lui fait ses adieux. Elle le regarde disparaître dans la foule. Quelques minutes plus tard, une voiture de police traverse la rue, sirène et gyrophares allumés. Sophie demande de l'eau chaude et tente de se replonger dans son livre.
Peut-être ira-t-elle en province, où elle aura moins de chance de rencontrer ses congénères…
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¹ Bérénice, acte V scène VI, Racine, durant toute la tirade où Titus dit à Bérénice qu'il faut qu'ils se séparent.
² Un mari idéal, Wilde. Laura Cheveley est l'opposante principale de la pièce, plus maîtresse-chanteuse qu'arnaqueuse.