Rating : T

Genre : Général

Disclaimer : Les personnages et l'univers de One Piece appartiennent à Eiichiro Oda.

Note : Ce texte a été écrit dans le cadre du défi 'Wanted' sur le Forum de Tous les Périls. Le principe est d'écrire sur des personnages secondaires de One Piece peu présents dans les fanfictions, à partir de thèmes issus de tables de prompts de la communauté livejournal pompom power, avec l'aimable autorisation de benebu. N'hésitez pas à me contacter par MP pour plus de détails.

J'ai choisi le personnage de Baby 5, et Neechu m'a proposé le thème 'Mon Meilleur Ennemi'

Note 2 : Je fais pas mal d'extrapolation ici, alors j'espère ne pas avoir trop dévié les personnages.


Cher Joker

Cher Joker,

Vous ne recevrez sans doute jamais cette lettre. Et quand bien même vous l'auriez un jour entre vos mains, son contenu ne vous plairait pas. Je suis incertaine, en traçant ces mots, car pour la première fois, j'agis non pas pour être utile à quelqu'un, non pas pour vous être utile, mais bien dans mon unique intérêt.

C'est une idée de Chinjao. Il est bien moins stupide que ne le laisse supposer son grand âge.

Si sa première réaction a été violente et réfractaire, sur le champ de bataille de Dressrosa, lorsque Sai a annoncé sa volonté de m'épouser, son attitude a radicalement changé depuis qu'il a cédé sa place de Commandant de la Happou Navy. Dès notre retour au Pays de Ka - et après l'éviction musclée de ma rivale Uholisia - Chinjao m'a offert sa bénédiction, et a apporté une aide inattendue pour l'organisation de la cérémonie. Il a également bien profité de la fête donnée en notre honneur, où l'alcool a coulé à flots. Je n'aurais jamais cru que ce vieil homme puisse donner une interprétation aussi 'sensuelle' de la chanson paillarde 'La Belle et l'Ours' ! Et même si aujourd'hui, Sai répète partout qu'il ne lui pardonnera jamais une telle humiliation publique, je sais qu'il n'a jamais autant ri que devant son grand-père chantant la sérénade, affublé de ma traîne de mariée.

C'était une grande et belle fête, je suis sûre qu'elle vous aurait plu. Il y avait de la bière en quantité, du bon vin, et du saké raffiné. La nourriture n'était pas à plaindre non plus, avec pas moins d'une quinzaine de plats au menu ! Les gens ont chanté et dansé, tout le monde a beaucoup ri. Et comme il ne peut y avoir de bonne fête sans belles bagarres, de nombreux coups de poings ont été échangés. J'ai même provoqué une échauffourée sanglante après avoir vaincu Boo à une partie de bras de fer. Si ma victoire a rempli Sai de fierté, son jeune frère - assez ivre, il me faut vous l'avouer - a été passablement vexé.

D'où la sanglante échauffourée.

Je chéris ces souvenirs comme le plus précieux des trésors, mais je ne me suis pas attablée ici pour vous parler de cela. Et même si je ne demande pas mieux que de m'étendre sur les joies de ma nouvelle de vie de femme mariée, ce n'est pas là le but de cette lettre. La raison de ces mots que je peine à écrire, c'est ma trahison.

Car passée l'exaltation première de ce mariage tombé du ciel, je me suis prise à penser à vous, Joker.

Vous, qui m'avez sauvée et recueillie alors que je n'étais qu'une misérable petite chose affamée et mourante. Vous, qui m'avez offert une chance de survivre, et une première famille à aimer. Vous qui, malgré la cruauté et la violence, m'avez toujours acceptée telle que je suis. Vous, qui n'avez cessé de me protéger de moi-même, et de mes propres faiblesses. Vous, qui m'avez appris que l'on n'obtient jamais rien sans se battre, et qui m'avez appris à me battre pour obtenir ce que je désirais, ce que vous désiriez. Vous m'avez formée, éduquée et vous m'avez aidée à grandir.

Dans un monde idyllique, j'aurais aimé que vous soyez présent à mon mariage. Et que le père que je vois en vous me conduise à l'autel pour confier ma main à Sai. Mais nous ne sommes pas dans un monde idyllique, parce que je vous ai trahi pour épouser votre ennemi. Oh, la Happou Navy n'était certes pas la principale menace, lors de la bataille de Dressrosa, mais ils n'en restent pas moins vos adversaires. Et je suis bien placée, Jeune Maître, pour savoir que vous ne tolérez pas la trahison. J'ai vu de mes yeux ce qu'il a coûté à Cora-san de vous duper. Et à l'annonce des manipulations de Law, j'aurais voulu l'écorcher vif, de mes propres mains, pour lui faire payer cet affront qu'il a commis, en vous reniant comme il l'a fait.

En vous reniant, comme je l'ai fait, à mon tour.

Cette vérité m'a tétanisée, et m'a blessée bien plus que je ne l'aurait cru. Aujourd'hui encore, mon cœur saigne et je dois retenir mes larmes pour ne pas souiller ma lettre - c'est ma dix-septième tentative et les brouillons froissés jonchent le sol comme des feuilles mortes.

J'ai passé des heures et des heures à vous imaginer, seul et misérable, enchaîné dans une cellule anonyme. Ce n'est pas là l'image de Joker. Ce n'est pas là votre place, Jeune Maître. Et cette vision a hanté mes nuits comme mes jours. Je m'en suis voulue comme jamais et plus d'une fois, j'ai été tentée de tout plaquer pour venir vous sauver. Si Mugiwara a pu braquer Impel Down pour sauver son frère, alors je peux bien en faire autant pour vous. Parce que n'avez-vous pas, seul et abandonné, vaincu et prisonnier comme vous l'êtes, n'avez-vous pas besoin de moi ?

Seulement Sai aussi a besoin de moi. Les mois ont passé depuis notre mariage, et la Happou Navy est en train de rassembler ses forces pour la grande bataille à venir. Sai est mon époux, et je me suis tout entière promise à lui.

Pour la première fois, mon cœur est déchiré entre deux volontés. Et je ne peux en suivre aucune sans aller à l'encontre de l'autre. J'aurais voulu m'en ouvrir à Sai, il me comprend mieux que personne. Oui, il me comprend même mieux que vous, Jeune Maître. Seulement il n'aime pas parler de vous, et des années que j'ai passé à vos côtés. Les discussions virent souvent en disputes à ce sujet et je sais, non, je sens bien que ça lui fait mal de penser à cela. J'ai été surprise, et oui, un peu effrayée, de voir qu'il avait mal pour moi. Or, je ne veux pas qu'il souffre. Surtout pas à cause de moi.

Alors j'ai gardé mon dilemme secret et j'ai continué de sourire devant lui, alors même que je ne pense qu'à vous. Et grand heureusement, il ne se doute de rien.

Chinjao lui, a presque tout de suite compris - je vous ai dit qu'il est bien moins stupide que ne le laisse supposer son grand âge. Et il m'a confié une chose qui m'a interpellée, et qui m'a beaucoup fait réfléchir.

Il m'a dit que si je vous étais toujours fidèle, je serais déjà partie depuis longtemps, sans me poser autant de questions. Que mon hésitation était le signe que j'étais déjà en train de me détacher de vous. Et que, selon cette logique, mon choix était déjà fait. Qu'il me fallait juste l'accepter.

Depuis que je le connais, Sai m'a toujours répété que ma façon de voir le monde était biaisée, que je me trompais et que vous m'aviez conforté dans mon erreur pour mieux vous servir de moi. Je ne comprenais pas où était le mal, vous servir était la meilleure chose que je pouvais faire. Vous servir était la seule chose que je désirais, car vous servir c'était exister à vos yeux, c'était avoir une raison d'exister, de vivre... et d'être aimée. Ce n'est que récemment que j'ai commencé à comprendre. Sai m'a appris que l'amour ne se monnaye pas. Pas plus qu'il ne se parlemente. L'amour s'offre, sans réserves et sans contrepartie aucune. Aimer, c'est donner sans rien attendre en retour. Sans rien vouloir en retour.

Sai considère que ma vie vaut plus que son honneur, plus que les innombrables trésors de la Happou Navy, plus que sa propre vie. Et il ne veut pas que je le serve, ni que je lui sois utile. Non, tout ce qu'il souhaite, c'est que je sois heureuse.

Et cela n'avait aucun sens, parce que j'étais heureuse de le servir. Alors je me suis contentée de hocher la tête en souriant, parce que je ne savais pas quoi faire d'autre et que je ne voulais pas risquer de le perdre. Il n'y a pas cru une minute, et il a marmonné pour lui-même 'bah, j'imagine que ça prendra du temps'. Je ne pense pas qu'il sache que je l'ai entendu, ce jour-là.

J'ai l'impression que mes pensées m'échappent. Quand je me relis, mes phrases me paraissent atrocement décousues. J'ai un mal fou à ordonner mes mots, et les versions avortées de cette lettre semblent me narguer depuis le sol. Une part de moi voudrait froisser cette foutue feuille de papier et tout recommencer, pour faire les choses bien, mais il se fait cruellement tard, et je n'aurais pas la force de tout recommencer à nouveau. Je ne fais qu'écrire, pourtant je suis épuisée, moralement. Quand Chinjao m'a conseillé de faire cette lettre, il a dit que je devais vous exorciser.

Je n'aurais pas cru que ce serait si éprouvant.

Le fond des choses, Jeune Maître, c'est que je comprends aujourd'hui que vous m'avez sauvée autant que vous m'avez détruite.

'Détruite'. Le mot est si violent que je voudrais le raturer jusqu'à crever le papier sous l'encre. Je voudrais l'effacer, le faire disparaître et l'oublier, mais je ne peux pas. Parce qu'il y a un fond de vérité dans ce mot. Vous avez entretenu mon besoin de reconnaissance pour vous assurer de ne pas me perdre. Parce que vous teniez à moi, je veux croire à cette idée et je m'y raccroche. Mais surtout parce que j'étais une arme précieuse, un outil efficace. Or, même si je suis une arme vivante grâce au Fruit du Démon que vous m'avez offert, je suis plus que cela.

Voilà ce que j'ai vraiment découvert aux côtés de Sai, voilà ce qu'il essaye de me faire comprendre depuis le début. Je ne suis pas seulement une arme. Je suis une personne, avec ses forces et ses faiblesses, ses rêves et ses craintes, ses idéaux et ses fêlures. Je suis un être humain. Et je veux me battre pour cette humanité, cette précieuse identité que vous m'avez toujours refusé, et que je n'ai jamais osé revendiquer.

Vous m'avez appris à me battre pour obtenir ce que vous désiriez.

À présent, je vais me battre pour ce que je désire.

C'est pourquoi je ne viendrais pas vous sauver. C'est pourquoi, demain, j'embarquerais avec mon époux pour rallier l'adversaire qui vous a défait, parce que Sai croit en Mugiwara, et que moi aussi, je veux croire en lui.

Je ne viendrais pas vous sauver. Même si vous avez besoin de moi, je... je ne veux plus me définir par rapport aux autres. Je ne veux plus me définir par rapport à vous. Je ne vous oublierais pas, et une part de moi ne cessera jamais de vous aimer, Jeune Maître, parce que vous êtes et restez mon sauveur, au même titre que vous êtes et restez mon ennemi. Vous m'avez apporté autant que vous m'avez privée. Vous m'avez aidée autant que vous m'avez détruite.

À jamais, vous resterez mon meilleur ennemi. Parce que sans vous, je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui. Mais sans vous, j'aurais pu être tellement plus que celle que je suis aujourd'hui. Alors, je me défais de vous, pour me donner une chance d'être plus qu'une arme vivante.

À ce jour, je me défais du pseudonyme de Baby 5.

Adieu, Doffy.