Enfin le dernier texte ! :D Nous sommes sous le POV de Finlande (Suomi), d'où le terme de Ruotsi pour désigner Suède. S'il appelle Danemark et Norvège par les noms de Danmörk et Nóreegr, c'est qu'il vient de les rencontrer, donc n'utilise pas encore de noms finnois. Et Sápmi est le Finnmark déjà cité par ailleurs (les Sames donc).
Ce recueil est désormais terminé. J'espère qu'il vous a fait passer un bon moment de lecture, si vous pouviez laisser des commentaires, j'en serai heureuse ! Discuter avec ses lecteurs est infiniment valorisant et agréable. ^^
Writober 31 : Confort / Intimité
Fin XIe s, Scanie
Suomi finissait de rattacher la fibule d'argent qui accrochait la fourrure de loup autour de ses épaules. Non pas qu'il avait véritablement froid, en ce début d'hiver, alors que la lumière du soleil n'avait pas encore cessé de diffuser sa douce chaleur ; il cherchait plutôt à cacher sa nervosité. Il ne s'était jamais autant aventuré vers l'ouest, cheminant plutôt vers le sud-est, le long des Grands Fleuves, ou vers le nord où il aimait discuter avec Sápmi.
Il se disait depuis des jours qu'il aurait peut-être dû défier les neiges septentrionales cette année. Parce que le vent de l'ouest avait charrié son effrayant voisin dans son sillage. Malgré tous les siècles, Suomi peinait à s'habituer à l'aura menaçante qui semblait en permanence entourer Svea, qu'il appelait Ruotsi, encore plus condensée dans ses yeux céruléens que dans sa taille imposante. Le sentiment ne s'était pas arrangé avec les années : l'autre avait grandi, s'était étoffé, avait décuplé ses forces, renforcé son autorité et sa possible violence s'en retrouvait autant multipliée. La férocité de ses hommes n'était plus à prouver, plus célèbre encore que leur sagacité commerciale.
Ruotsi était donc venu le trouver à la fin de l'été pour lui demander de venir passer les premières nuits d'hiver en sa compagnie, et celles de ses bróður ; le mot étranger lui était toujours aussi inhabituel. Il avait évidemment refusé, craignant l'inconnu et l'imprévisible, mais Ruotsi ne s'était pas contenté de son refus net : il était sans cesse revenu. Jour après jour, le retrouvant à chaque fois qu'il se cachait, lui amenant un nouvel argument dès qu'il cherchait à le contrer.
Suomi avait finalement rendu les armes. Nulle voix parmi les esprits de l'avait mis en garde contre cette invitation et même les ancêtres à Tuonela lui avait conseillé d'y répondre. Parce qu'il était mal vu par les peuples voisins de la refuser et qu'il pourrait subir des conséquences désastreuses de son entêtement. Son ressentiment quant à être forcé avait resurgi dans sa dernière joute verbale avec Ruotsi qui, semble-t-il surpris, lui avait assuré qu'il ne craignait rien ; c'était la tristesse de sa voix qui l'avait finalement convaincu.
Et sa curiosité.
Parce qu'après tout, malgré leurs rencontres séculaires, il ne connaissait pas l'univers de Ruotsi. Ni ses terres ou son peuple ni sa famille qui revenait sans cesse dans les maigres brides de phrases qu'il arrivait à lui soutirer lorsqu'ils venaient à se rencontrer. Il n'y avait que Ruotsi le Rous' des Routes de l'Est, qui lui était familier ; mais les Varègues ne descendaient plus les Grands Fleuves depuis que les Rous' étaient gouvernés par une dynastie slave implantée à Kiev.
Alors il avait accepté de le suivre sur ses terres vers l'ouest jusqu'à l'emplacement qu'il avait choisi en Scanie avec ses bróður ; à mi-chemin entre leurs trois territoires. Ce choix rendait bien compte de l'intérêt qu'ils avaient à ne pas s'occuper des affaires des hommes : qu'importe les guerres, les tensions, politiques ou religieuses, rien d'autre ne comptait que d'être réunis et de jouir ensemble de la joie et de la fête. Parce que Ruotsi lui avait promis des mets raffinés à ne plus pouvoir s'en remplir la panse et des chopes à ras bord d'hydromel et de bière.
Car il s'agissait de fêter la fin de la période de stockage pour la Longue Nuit d'Hiver et le retour des bateaux partis en expédition.
- Suomi ?
La voix grave de Ruotsi le fit sursauter, perdu qu'il était dans ses propres pensées, et il lui sourit d'un air nerveux, tripotant une dernière fois sa fibule pour paraître occupé, plutôt que dispersé par sa pensée errante.
- Oui, oui. On y va ?
Il dévala la petite colline sur laquelle il s'était arrêté et s'arrêta pour attendre Ruotsi qui le suivait d'un pas plus lent.
- Plus très loin.
- Je commence à avoir soif, avoua Suomi, babillant pour camoufler son appréhension. Il paraît que l'hydromel de ton peuple est une boisson exquise. Qu'elle aurait été offerte par vos dieux.
- Kvasir, acquiesça doucement Ruotsi, l'œil soudainement plus sombre, fixé sur un point invisible devant eux. Il ne put qu'interpréter son silence que comme sa désolation à la conversion de Danmörk et Nóreegr, s'il se souvenait bien du nom de ses bróður, au christianisme ; il laissa la conversation mourir sur cet épais non-dit, ne désirant pas agiter un couteau dans une plaie dont la cicatrisation était loin d'être commencée.
Il sut qu'ils étaient arrivés sans que son guide ne se manifeste. Une immense clameur leur parvint des sous-bois, un cri de joie d'une puissance qui fit trembler les arbres et tomber la neige qui recouvrait déjà leurs ramures, et un adolescent aux cheveux ébouriffés en déboula pour se précipiter vers eux.
- Tu es enfin là, Svea ! Et pas seul. T'as vraiment réussi à le ramener ?
Il riait ouvertement du regard sombre que Ruotsi faisait peser sur lui, sans sembler s'en soucier, paraissant même rechercher à le déclencher.
- Danmörk, gronda Ruotsi mais ce n'était pas un son prédateur et dangereux, seulement une bouderie habituée à de telles frasques. Suomi les regardait avec des yeux ronds : il n'avait jamais vu quelqu'un agir avec autant de familiarité envers Ruotsi. Danmörk lui sourit de toutes ses dents, un éclat pourtant dangereux et possessif perceptible au fond de ses yeux bleus ; le message était clair : s'il s'avérait blesser Ruotsi d'une manière ou d'une autre, son voisin ne serait pas le seul sur lequel il faudrait compter pour des représailles.
- On rencontre enfin le fameux Suomi.
- Danmörk.
- Quoi ? Tu n'arrêtes pas de parler de lui, il est réellement fameux.
Danmörk le regarda avec un air de connivence.
- Parce que Svea ne parle pas beaucoup habituellement.
- Danmörk !
Le cri de Ruotsi fut aussi puissant qu'inattendu et il ne put s'empêcher de se crisper. Il était encore trop tendu par l'inconnu de la situation et l'étrange comportement de Danmörk ne l'aidait pas. Ce dernier avait d'ailleurs répondu à la remontrance de Ruotsi en éclatant d'un rire franc, n'ayant absolument rien à faire du regard noir ou des joues rouges de la victime de ses taquineries.
La spatule qui s'abattit sur son crâne eut, elle, le mérite de lui clouer le bec.
- Laisse donc Svea tranquille, Danmörk, dit calmement une troisième personne, ignorant complètement ses gémissements de souris. Plus petit et fin, il pourrait sembler moins dangereux, mais il était en réalité entouré d'une aura infiniment puissante. Suomi savait reconnaître un magicien quand il en croisait un, et celui-ci brillait littéralement de pouvoir et de mystère. Ils se fixèrent dans les yeux, sorcier jaugeant le chaman, et se saluèrent finalement d'un chaleureux sourire.
- Je suis Nóreegr. Enchanté de rencontrer enfin le fameux Suomi.
Ruotsi s'étrangla en arrière-plan, ne s'attendant visiblement pas à ce que la taquinerie de Danmörk soit reprise par Nóreegr. Suomi rit doucement, comprenant qu'ils n'exagéraient pas.
- Et je rencontre enfin les fameux bróður de Ruotsi.
- Oh, c'est adorable, nous manquons à Svea ! s'exclama aussitôt Danmörk. Il avait déjà oublié le coup qu'il avait pris et repartait à la charge pour soutirer un énième soupir.
- Danmörk…
- Et il a même un surnom !
La spatule de Nóreegr vint dangereusement danser devant son nez.
- Suffit. Ou je te prive d'hydromel.
- Tu n'oserais pas, souffla Danmörk d'une voix blanche. Nóreegr renifla avec un petit air condescendant :
- Tu es assez pénible sobre, je ne sais pas si j'aurai envie de te supporter ivre.
- Et chantant ivre.
- Absolument une gageure, Sve.
Danmörk leur dédia une magnifique moue enfantine, croisant les bras.
- Vous êtes méchant avec moi. Je suis pourtant votre aîné.
Ils reniflèrent tous les deux, synchrones, et Nóreegr se tourna vers lui :
- Qu'en penses-tu ?
Il fut aussitôt la proie de trois paires de yeux attentives. Ceux de Danmörk étaient presque suppliants mais Suomi se sentait d'humeur joueuse. Ils avaient réussi à le mettre à l'aise avec leurs pitreries amicales.
- Je croyais qu'il était le plus jeune, chantonna-t-il gaiement. Nóreegr lança un regard significatif vers Danmörk qui gémissait pathétiquement à son jugement. Et alors, Ruotsi rit. Il ne l'avait jamais entendu rire, même s'il souriait parfois en sa présence. Une grande partie de sa dangerosité partait en fumée lorsqu'il riait tellement le son était aussi doux que le carillon d'un oiseau.
Une petite voix affolée coupa court à ses réflexions alors qu'un enfant aux cheveux pâles, parmi lesquels était lové un petit oiseau noir au bec jaune et orange, se jetait dans les jambes de Nóreegr.
- Stori bróðir ! Le renne a disparu !
Le plus vieux se figea, l'expression à mi-chemin entre la panique et la gêne, les yeux fixés sur la spatule qu'il tenait toujours ; il ne fallait pas être un génie pour deviner où se trouvait l'animal et qu'une telle réponse ne conviendrait pas à l'enfant aux yeux remplis de larme.
Danmörk vint rapidement au secours de Nóreegr :
- Le renne est parti retrouver sa famille, ĺs !
- C'est vrai ?
- Evidemment que c'est vrai. Il doit galoper dans un endroit merveilleux, désormais.
L'enfant ne semblait pas réellement convaincu mais la voix de son aîné portait assez d'accents de vérité pour qu'il acquiesce faiblement. Il reporta son regard sur son frère duquel il tira les chausses, soudainement impatient :
- J'ai faim !
- J'arrive, répondit simplement Nóreegr en l'attrapant de son bras libre pour le porter à sa taille, embrassant le front recouvert de cheveux au passage, aussi doux et chaleureux qu'une mère avec son enfant. Le petit enserra ses bras autour de son cou, s'installa dans la fourrure qui drapait les épaules de son aîné, parfaitement placé pour détailler l'inconnu au milieu de ses frères.
Suomi sourit aux yeux violets qui le dévisageaient avec inquiétude et crainte et agita amicalement sa main. ĺsland le pointa du doigt :
- Qui c'est ?
- Suomi, lui dit son frère. Son regard impassible le transperça alors d'un éclat dangereux qui lui vrilla la colonne vertébrale, un avertissement d'un sort terrible s'il devenait un quelconque problème pour la sécurité d'ĺsland. L'instant passa en une seconde, personne ne sembla même s'en rendre compte, et Suomi se demanda s'il n'avait pas été victime d'un sortilège du puissant magicien. Il était de nouveau affable mais l'aura de férocité qui l'entourait n'avait pas disparu.
- Le Suomi de Svea, tu sais ? insista Danmörk avec un sourire taquin. ĺsland écarquilla les yeux en ouvrant à demi la bouche, le questionnant rapidement :
- Tu as vu les hommes de l'Est ?
- Oui, mais pas aussi loin que Ruotsi.
- Il m'a raconté que, très loin, ils ont des chevaux-pas-des-chevaux avec des bosses sur le dos pour ne pas avoir soif.
Des pouffements de rire secouèrent les quatre adolescents et l'enfant se renfrogna en gonflant ses joues.
- Svea ! Dis-leur.
- Des chameaux, ĺs, répondit Ruotsi en camouflant son rire derrière sa main. Son visage était détendu et ses yeux moins effrayants que par ailleurs, même s'il gardait cet air sombre qui intimidait tellement son entourage.
- C'est presque pareil.
- Son argument se tient ! le défendit Danmörk. Il se rapprocha de Nóreegr pour récupérer l'enfant, libérant ainsi son bróðir qui retourna derechef à son chaudron, leur indiquant de se dépêcher de le rejoindre. Alors qu'il le montait sur ses épaules, ĺsland lui talocha le nez au passage, le faisant grogner de surprise.
- Pourquoi ?!
- Parce que Stori bróðir m'a dit que tu es Imbécile quand tu embêtes Sve et qu'il faut te punir quand tu es Imbécile.
- Nór ! Qu'est-ce que tu apprends à cet enfant ?
- Les bases nécessaires pour survivre à la présence d'Imbécile.
Danmörk se retourna vers eux, en fin de marche, le visage suppliant.
- Sve ! Aide-moi.
- Mmh.
Une moue boudeuse se dessina sur ses lèvres.
- Ca ne m'aide pas beaucoup.
- Mmh.
Le rire de Nóreegr était faible mais réellement amusé.
- Merci de ton soutien, Sve.
Ils venaient de rejoindre le petit campement que les Scandinaves avaient monté entre les arbres. Danmörk déposa ĺsland au sol avant de leur tourner sciemment le dos, clamant haut et fort qu'il était infiniment attristé de cette triste coalition contre lui ; il ne put rester à l'écart plus de quelques minutes, malgré le silence persistant à sa déclaration, attiré par son envie de présence ou par la faim, il ne le savait trop. Ruotsi n'avait pas menti : il y avait réellement une montagne de nourriture et de boissons et Suomi sourit lui chaleureusement, les yeux pétillants d'envie. L'intimité affichée par cette petite famille avait anéanti ses craintes et il pouvait désormais jouir du confort qui lui était offert.
Le sourire que Ruotsi lui dédia était empreint d'une telle douceur, qui réussit à atteindre les yeux froids, qu'il trébucha dans le vide, le cœur battant et les joues en feu.