Le monde d'Arda et le Seigneur des Anneaux appartiennent à J.R.R. Tolkien et à son fils Christopher. Ceci n'est qu'une fiction d'encre et de papier sans prétention quelconque. Je serai heureux de répondre à toutes éventuelles questions et remarques. Bonne lecture.


Le nuage de poussières élevé par le passage des cavaliers emplit l'air, comme un signe d'étouffement. Il n'avait pas plu depuis bien des lunes et l'herbe jadis verte de la prairie rocailleuse de Rohan dépérissait. C'était là deux images ô combien symboliques en ces jours où troubles et méfiances survolaient tels des rapaces vigilants les plaines du pays des maîtres des chevaux. Plus d'une centaine d'hommes montés dévalait les collines dans un grand fracas, le son sourd des sabots s'insinuant dans le lointain, tel le tonnerre grondant. C'était une vision offrant un contraste étrange, tant le silence semblait imprégné dans le paysage entre l'herbe et le rocher. La troupe avançait à un rythme rapide. Les visages étaient tirés et attentifs, les hommes muets.

Alors que la soleil poursuivait son ascension dans l'élan du matin, un voile de nuage l'effaça au regard du monde. La terre endormie baignait dans la torpeur de la rosée. Le temps fila ainsi, détalant follement parmi l'herbe qui se perdait à l'horizon. Un homme massif, le plus grand de la troupe leva la main. Les appels filèrent et enfin il y eut un changement, le rythme des sabots s'alternant alors que l'ordre passait dans les rangs des cavaliers. Après une minute, peut-être, toute la troupe avait fait halte et l'écho-même de leur sabot finit par mourir dans le seuil des coteaux. Nul parmi les fiers guerriers montés ne mit toutefois pied à terre, leur belle chevelure blonde jurant avec l'air terne et gris de la matinée voilée. Cette halte soudaine au milieu de nulle part suscita bien des questions. Ceux à l'ouïe fine en revanche, n'eurent pas à patienter longtemps pour comprendre que des réponses étaient en approche.

Bientôt, le son de sabots rapides s'annonça et un autre cavalier surgit à flanc de colline. Il était vêtu de manière similaire à ceux de la troupe à la différence qu'il portait une besantine de cuir au lieu de mailles. L'homme chuchota doucement quelques mots à l'oreille de sa monture et fit halte. Le commandant de la troupe et plus grand de la compagnie, le Maréchal Eomer, neveu du Roi, le salua. Sa voix était haute et claire dans le matin morose :

_" Te voilà de retour Folstred. Parles donc, qu'as-tu vu?

_ Fort peu, j'en ai peur maréchal. Il y a des traces nombreuses au Nord-Ouest en bordure de la forêt à quatre lieues d'ici. Le sol est piétiné comme si un troupeau entier de chevaux sauvages l'avait fauché au galop. Elles disparaissent vers l'Est.

_ Rien d'autre?

_ Je n'ai rien vu ni entendu. Pas le moindre signe des nôtres à des lieues à la ronde mais le vent est porteur d'une forte odeur, plus aigre que l'eau croupie. Jamais je n'aurai imaginé qu'il puisse puer autant "!

Il y eut quelques rires mais la plupart des cavaliers demeurèrent graves et silencieux

_ " Des orques ? s'interrogea le maréchal, un halo filant dans ses yeux sombres.

_ C'est ce que je pense également mon seigneur, bien que cela ne puisse être surement établi.

_ Nuls autres ne souillent le sol de nos terres avec autant d'énergie parla un homme jeune et pâle à la droite du maréchal, visiblement son écuyer.

_ Des orques, si proche de Fangorn? Ça n'a guère de sens. Ils n'ont quand même pas émergé de la forêt "? remarqua un autre, plus âgé, dont le casque à cimier était surmonté d'une longue queue de cheval noire. Ses paroles furent accueillies par plusieurs remarques et autres hochements de têtes parmi les rangs des cavaliers. Cette nouvelle ne paraissait guère compréhensible. La seule autre entrée en Rohan par l'Ouest passait par la Trouée et les Gués de l'Isen et la traversée y était étroitement surveillée. Nul ne pénétrait dans le Riddermark par cette route sans le recours aux armes ou l'accord du Roi.

_ " Tu as raison Gárulf reprit Eomer, les traits crispés et les sourcils froncés. C'est surprenant et pourtant ces jours ci plus rien ne m'étonne. Ton avis Éothain "?

Le maréchal appréciait la franchise de son écuyer et l'encourageait à énoncer clairement ce qu'il pensait même s'il était souvent dur, voir violent, dans ses paroles.

_ " Rien n'indique que ces orques ne soient sortis de la forêt. Il y a maintenant fort longtemps que les hommes de Mundburg* ne sont plus en mesure de garder les passages du fleuve par delà la grande île en amont d'Osgiliath ".

La remarque d'Éothain indiquait que plusieurs parmi-eux s'étaient rendus en Gondor auparavant. C'était peu commun mais point inhabituel. Depuis que la Marche existait, les seigneurs de Mundburg n'avaient jamais réellement connu la paix et les tensions sur le fleuve et au delà étaient fréquentes. Ceux qui étaient partis en guerre parmi les Rohirrim en savaient suffisamment à ce sujet ; corsaires d'Umbar * en maraude dans les eaux de Belfalas, Haradrims nombreux et cruels aux lances sombres et bien-sûr les innombrables orques et autres engeances au service du Seigneur de la Terre Noire. Les jours d'Éorl et de Cirion étaient morts depuis longtemps mais l'alliance entre les deux royaumes perdurait, des cavaliers s'en allant en armes, disparaissant vers l'est lorsque s'annonçaient les ailes funestes de la guerre.

Le maréchal ne parla pas, son esprit en pleine réflexion. Une pointe d'incertitude transparaissait dans ses yeux noirs. Les vies de plus de cent-vingt cavaliers reposaient entre ses mains et ce nombre n'était rien s'il devait connaître l'échec. Tous les habitants de l'Ouest-Emnet n'étaient pas aptes à manier la lance ou l'épée. Le poids de la décision l'observait, tapis dans le creux de ses pensées. Ce fut à ce moment qu'une nouvelle voix se joignit au chapitre :

_" Si... si je peux me permettre, mon seigneur maréchal ".

Il y eut quelques murmures et mouvements parmi les rangs. Gárulf écarta son puissant destrier, Hasufel, pour permettre à son camarade cavalier de s'avancer.

Il était étonnamment chétif, surtout parmi la masse des hommes grands et fiers qui formait l'éored*. Une silhouette mince et un visage lisse évoquaient une figure jeune, très jeune même. Aux yeux des hommes les plus endurcis présents parmi eux, il était un garçon à peine sortie de l'enfance, un arbre aux quelques vingt printemps, moins sans doute. Il était vêtu d'un léger pourpoint de cuir en plus de la traditionnelle cape verte des Rohirrim. Une longue chevelure flamboyante émergeait de sous le couvert d'un casque de cuir décoré du motif du cheval blanc. Un arc de frêne flanqué d'un carquois reposait dans son dos et il portait une épée à la garde de cuir fatiguée à sa ceinture. Malgré le digne cheval bai qui le menait fièrement, il paraissait bien insignifiant parmi ses camarades, surtout face au maréchal dont la taille imposante n'était pas loin des sept pieds.

_" Parle sans crainte, jeune Cínéad.

_ Rien ne nous indique que ces orques viennent du Pays noir. Nos contes et légendes narrent comment Éorl, puisse t-il reposer en paix parmi les symbelmynë *, vainquit et dispersa les orques aux champs du Celebrant puis au Plateau. Peut-être que ceux-là descendent eux-aussi des Monts Brumeux ou d'au delà ".

A ces mots, plusieurs cavaliers se tournèrent vers les hauteurs enneigées du Methedras * qui surplombait toute la région. C'était l'unique vue des Monts Brumeux que la grande majorité d'entre-eux avait jamais contemplé de leur vie. L'Est-Emnet paraissait déjà lointain pour le Maréchal et les hommes de Rohan alors les gorges du Plateau et au-delà...

_ " C'est bien vrai, encore qu'il est inhabituel pour les orques du nord de descendre si près de Fangorn. Hélas! Nous n'avons que fort peu de nouvelles de ce qui se trame dans les terres extérieures, et cela n'est pas sans m'inquiéter ", pensa t-il en gardant pour lui-même ces derniers mots. Il était inutile de semer le doute dans l'esprit des hommes.

Il s'entretient ensuite brièvement avec Éothain à voix basse. Son écuyer approuva d'un regard et le maréchal parla à nouveau, s'adressant à toute son éored, sa voix puissante dominant les hommes et le vent dans les collines.

_ " Nous ne pouvons nous permettre de laisser des orques ou quoi que soit d'autres vagabonder librement dans le Riddermark, serait-ce dans les marches les plus reculés de l'Est-Emnet. Il y a toujours des villages sans défense plus loin vers l'Est. Folstred! Mènes-nous jusqu'à cette piste!

_ En avant Eored "! appuya Éothain.

Et la colonne reprit sa chevauchée, portait par l'excitation et le frisson de la chasse à présent ouverte.


La* Soleil jetait ses derniers regards sur le Riddermark avant de disparaître vers d'autres contrées quand la troupe fit halte. L'ordre fut donné de dresser le camp tandis que plusieurs cavaliers furent dépêchés vers l'avant avec le crépuscule. Ils avaient suivi la piste déniché par Folstred toute la journée. Il fallait dire qu'elle était difficile à manquer. L'herbe avait été lourdement piétiné et le sol lui-même semblait en peine. On y discernait les traces d'un large groupe qui voyageait avec hâte, toujours plus loin vers l'Est et le cour de l'Entalluve. La piste était relativement fraîche, vieille d'un peu plus d'un jour d'après les plus habiles traqueurs de l'éored.

Malheureusement pour les cavaliers, la poursuite paraissait mal engagée. Ils n'avaient fait nulle rencontre, amie ou hostile au cour de leurs longues heures de chevauchées. La piste ne leur offrit guère plus d'informations, l'identité de leur proie demeurant toujours largement incomplète. Cínéad sentait que le maréchal n'était pas rassuré même s'il ne laissait rien transparaître. Il était inconcevable qu'une imposante troupe d'ennemies puisse parcourir près de vingt lieues impunément en plein Riddermark si facilement. Sans le rapport sur la disparition subite de plusieurs sentinelles, la nouvelle ne serait peut-être jamais arrivée aux oreilles du Troisième Maréchal de la Marche, bras-armé du Roi dans l'Est du Royaume. Pour sa part, le jeune cavalier demeurait impassible. Ses pensées en revanche hasardaient entre l'appréhension d'un futur combat et les visages des siens. Tout comme son commandant, il restait toutefois déterminé à poursuivre la traque. Ces mystérieux intrus ne pourraient fuir éternellement.


Cínéad se laissa tomber parmi ses camarades près du feu. De vastes flots d'encre tâchaient le ciel de Juillet, des amas et des ombres s'étendant sur la lumière des étoiles. La nuit serait sombre. Les derniers éclaireurs venaient de rentrer, n'apportant rien de plus à la situation de leur chasse. Les alentours étaient déserts et silencieux sur plusieurs lieues à la ronde. Le maréchal autorisa alors les hommes à allumer un feu. On déchargea plusieurs piles de brindilles des chevaux et quelques cavaliers s'en allèrent quérir quelques fagots de bois mort parmi les arbres isolés des alentours. Ils n'étaient guère très éloignés de Fangorn après-tout. La chaleur du foyer couplée au goût d'un repas simple mais bienvenu étaient étrangement appréciée après une journée entière passée en selle. Alors qu'il rassasiait les plaintes de son estomac, Cínéad distingua un changement de ton parmi les conversations de ses camarades cavaliers. La discussion s'orienta à nouveau sur Mundburg et les frontières de l'Est :

_ " À quoi peut-bien servir le Gondor, s'il n'est même plus capable d'empêcher les serviteurs de l'ennemi de traverser le fleuve et de s'introduire sur nos terres? parla un homme aux épaules larges et visage droit, ses longues boucles projetant des ombres sur ses pommettes à la lueur du feu.

_ Les temps sont durs mais ce sont toujours nos alliés. Il en a toujours était ainsi répondit Gárulf qui venait de s'asseoir près de Cínéad quelques instants plus-tôt.

_ Tu parles d'alliance? Mon grand-père est mort pour le seigneur de Mundburg dans sa tour de pierre comme tant d'autres des nôtres! Je suis un homme de parole et d'action, prêt à honorer les serments de mon peuple mais qu'a fait le Gondor pour nous? Rien "!

Il y eut quelques murmures d'approbations parmi le cercle de guerriers. Cínéad hocha la tête en baissant les yeux vers les braises rougeoyantes du foyer. Une ombre passa sur son visage vif.

_ " Ta colère et ton ressenti influencent ton jugement Wilfréa. Les hommes de Gondor sont aux prises avec un mal bien plus terrible que la plupart d'entre-nous ne peuvent l'imaginer ", parla une voix calme mais ferme. C'était le maréchal Eomer, grand et droit dans son armure aux teintes tournant vers le pourpre. Éothain venait à sa suite, portant son casque et son épée. La nature des paroles échangées autour du feu étaient apparemment parvenues à leurs oreilles. Le chef de l'éored observa un instant les visages de ses hommes, comprenant dans le murmure d'un regard la source des inquiétudes qui planaient autour d'eux.

_ " Reposez-vous, nous partirons à l'aube. Éothain, prépares les rondes de gardes. Je veux trois relais de douze sentinelles ".


Cínéad ne s'était pas trompé. Peu parmi les Rohirrim avaient jamais connu pareille nuit noire, tant les ténèbres qui entouraient le camp se faisaient épaisses, aussi dense qu'une forêt de pins noirs. Plusieurs torches furent postées à la lisière des tentes. Un air lourd régnait parmi les hommes et chevaux. Seules les rares caresses du vent nocturne venaient parfois rompre la torpeur muette de la pénombre.

Le jeune cavalier s'extirpa tant bien que mal de l'emprise du sommeil lorsqu'on le réveilla pour prendre la relève des sentinelles. Parmi-ceux qui laissèrent leurs postes, se trouvait Gárulf qui le salua d'un signe de tête avant de s'éloigner, sans doute vers un repos bien mérité. Cínéad cligna des yeux à mesure que ses pupilles s'habituaient au linceul d'obscurité qui languissait autour de lui. Pour une raison inconnue, la torche qui se trouvait à son poste s'était éteinte avant qu'il ne relève son camarade. Ce n'était pas une situation des plus agréables mais il n'osait pas délaisser sa position, même quelques instants pour raviver sa source de lumière près du feu parmi les tentes. Les petites langues de flammes dansaient faiblement et sa garde s'écoula lentement dans les affres de la nuit.

Alors que le terme ne devait plus être très loin, il crut voir une forme bouger quelque part devant lui parmi les contours flous d'un large rocher. Cínéad cligna subitement des yeux, la main crispée sur le manche de son arc. Un coup d'œil à ses camarades sentinelles lui indiqua que nul autre n'avait réagi. Seuls les battements sourds de son cœur dans sa poitrine témoignaient de la fausse d'alerte. Son imagination se jouait de lui, jetant des tâches sombres devant ses yeux brillants. Le jeune cavalier se calma. Quelque part sur sa gauche, une chouette entama sa complainte nocturne. Cínéad devinait vaguement la présence des hommes et des chevaux derrière lui, aussi figé qu'une statue faite de la pierre de l'ancien temps.

Soudain, il distingua à nouveau un mouvement parmi les pierres. Le geste fut fluide comme l'eau et si rapide qu'il crut une nouvelle fois avoir rêvé. Ses yeux étaient si plissés qu'un rictus tiré se dessina sur son jeune visage. Le doute resurgit dans son esprit. Il le chassa dans l'instant. Peut-être devait-il appeler son camarade posté à plusieurs dizaines de pieds sur sa droite? Mais s'il agissait ainsi, la forme pouvait disparaître aussi subitement qu'elle était apparue. Son souffle se coupa, l'œil fixé sur la forme indécise devant lui. Celle-ci se tendit lorsqu'elle sentit le tranchant acéré du regard du jeune cavalier avant de faire brusquement volte-face. Cínéad réagit en un instant. Son arc chanta et une flèche siffla dans le silence. Un cri étouffé lui répondit. Il avait fait mouche. La sentinelle sur sa gauche fut à ses côtés dans la seconde, lame en main. L'alarme gagna le campement, chassant l'indifférence du sommeil alors que l'acier surgissait du fourreau.


Quelques instants plus tard, le camp entier était éveillé, les hommes prêts au combat, tous leurs sens en alerte. Aucun ennemi ne sortit des ténèbres et nul défi ne fut lancé. Un calme sûr mais oppressant s'installa. Les cavaliers brisèrent leur formation et la tension se dissipa quelque peu alors que le vent se levait. Lentement, Eomer, Éothain et une bonne quinzaine d'hommes s'avancèrent vers la cible abattue, torches et armes en main.

_ " Quelle espèce d'orque pensait pouvoir passer outre la vigilance des hommes du Riddermark "? Demanda un cavalier, un sourire rieur aux lèvres.

Éothain retourna le corps abattu et la lumière des torches chassa l'obscurité. Un flot de sang coulait dans l'herbe de Rohan, le pourpre se mêlant à la verdure.

Ce n'était pas un orque.


* Mundburg : " Cité protectrice ". C'est sous ce terme que les Hommes de Rohan désignent Minas Tirith.

* Umbar : (Quenya), " Destinée". Cité portuaire gouvernant un large territoire au Sud du Gondor fondée par les Núménoriens au Deuxième Âge. Soumise au Gondor par Elendil, elle fut perdue et reprise plusieurs fois jusqu'à lui échapper complétement. A l'époque de la Guerre de l'Anneau, les hommes d'Umbar sont des pirates corsaires craints et redoutés dont les raids sont fréquents sur les côtes.

* Methedras : (sindarin), " Dernier Pic ". L'ultime grand sommet des Monts Brumeux à l'ombre duquel se dressent l'Isengard et la forêt de Fangorn.

* Symbelmynë : " Souvenir éternel". Petites fleurs blanches qui poussent en nuées sur les tombes des hommes valeureux. Les tertres abritant les Rois du Rohan devant les portes d'Edoras en étaient recouverts. Les Elfes et les Dúnedain la connaissent sous les noms d'Alfirin et d'Uilos.

* Eored : Unité d'escadron de cavalerie utilisée en Rohan. L'Eored regroupe 120 hommes. Le Royaume comprend 100 Eoreds.

* La Soleil : Chez les Elfes de Tolkien, les genres du soleil et de la lune sont inversés. Le procédé est utilisé ici par nuance esthétique.