Disclaimer : Assassination Classroom appartient à Yûsei Matsui.
Note : Je ne suis pas du tout en retard. Pas du tout.
Je suis sincèrement désolée, je n'ai pas vraiment d'excuses. J'ai beaucoup de mal à écrire en ce moment et c'est assez chiant. En plus ma connexion est tellement nulle en ce moment que je ne suis même pas sûre de réussir à poster ce chapitre un jour. En tout cas, merci à tous ceux qui ont laissé des reviews aux chapitres précédents, vous êtes géniaux. :D
Bonne lecture !
Se relever (ensemble)
Sur la glace, lorsque l'étrange garçon aux cheveux rouges patine, Manami croit voir une bête sauvage.
Ce n'est pas de la rage qui l'anime mais juste une fougue indescriptible, comme une envie trop poussée de vouloir marquer la mémoire de ses spectateurs. Ses mouvements ne sont pas brusques comme le seraient ceux d'un monstre, mais déchaînés, trop rapides. Pas un monstre, non ; juste un animal abandonné à son triste sort dans la nature.
C'est ce style de patinage qui plait à Manami.
Parce qu'elle aime les musiques rapides et entraînantes qui se répercutent dans l'ensemble de son corps pour la faire se mouvoir. Parce qu'elle aime entendre ses patins frapper la glace dans son élan. Parce qu'elle aime les pas fougueux, les mouvements vifs, les pirouettes qui lui font tourner la tête.
Et ça lui fait bizarre, bien sûr, de voir quelqu'un tomber dans une simple danse. Elle, depuis qu'elle a commencé, elle a toujours su garder l'équilibre jusqu'à tenter de s'envoler. Ça lui fait bizarre, oui, mais ça ne change rien à son émerveillement. Je veux être comme lui, pense-t-elle, puis elle se rappelle du corps d'Isogai contre le sien, de leur brève complicité sur le moment et elle se surprend à penser que non, elle veut surtout être avec lui.
Ses yeux ont la couleur d'un coucher de soleil, croit-elle voir, sans en avoir la même douceur. Il y a du mépris dans son regard, comme s'il était déçu d'elle, de lui-même et du reste du monde. Manami se sent mal d'être en hauteur, se sent mal de le toiser alors que lui est à moitié étalé sur la glace, presque écrasé. Alors elle se met à rêver. Elle s'imagine dans les bras de ce garçon, s'imagine les crissements de leurs patins réunis, s'imagine bouger pour ne plus jamais s'arrêter, s'imagine tournoyer avec lui jusqu'à en devenir folle. C'est peut-être un peu trop pour une première rencontre, songe-t-elle, et elle ne peut s'empêcher de sourire un peu.
C'est Aguri-san qui l'arrache à ses pensées en apparaissant dans son champ de vision, sur la patinoire. Manami n'avait même pas remarqué qu'elle n'est plus à ses côtés. Elle se déplace avec une grâce déconcertante jusqu'à atteindre l'endroit où le garçon s'est écrasé, et elle lui tend une main secourable. Il a l'air un peu réticent à s'en saisir, peut-être par fierté, mais il finit par accepter et se relève.
Aguri-san lui fait de grands signes pour lui dire de descendre. Manami sent soudain sa timidité maladive reprendre le dessus. Elle ne connait pas ce garçon, ne lui a jamais adressé la parole. Qu'est-elle censée lui dire lorsqu'elle se trouvera face à lui ? Et puis, pourquoi est-elle ici, à la base ?
Elle remonte furtivement ses lunettes qui pendaient sur le bout de son nez, triture ses doigts et ses deux tresses. Heureusement pour elle, Aguri-san est au courant de son embarras face aux étrangers et fait les présentations sans inciter aucun d'eux à prendre la parole. Le garçon s'appelle Karma Akabane, explique-t-elle, est en deuxième année à Kunugigaoka et pratique la danse sur glace depuis le collège. Elle l'a pris sous son aile et lui réserve la patinoire les samedis soirs pour lui laisser le luxe de s'entraîner comme bon lui semble.
– Tu dois sûrement te dire que s'entraîner une fois par semaine n'est sans doute pas suffisant pour danser aussi bien, mais ce petit chenapan sèche souvent les cours pour venir ici.
Elle pince affectueusement les joues de Karma Akabane, et celui-ci perd soudain toute agressivité. D'un coup, Manami a l'impression de se retrouver face à un enfant, boudeur, qu'on aurait taquiné. Sur ce point, il ressemble quelque peu à Kayano.
– Alors, Okuda-san, qu'est-ce que tu as pensé de la danse de Karma-kun ?
Manami sursaute, peut-être parce qu'elle ne s'attendait pas à devoir prendre la parole si tôt. Le regard d'Akabane se fait plus intense, plus intéressé, presque suppliant, comme s'il lui disait : « Dis-moi que je t'ai impressionné ».
– J-Je pense que…
Elle a toujours eu du mal à communiquer avec les autres, à leur transmettre ses véritables pensées. Parler, c'est plus le point fort de Kanzaki. Elle, elle préfère les démonstrations mathématiques, les protocoles expérimentaux scientifiques, les équations chimiques. Pourtant, pour ce garçon dont le style lui correspond tant, elle est prête à faire un effort.
– C'était vraiment éblouissant, lâche-t-elle. Ton style, euh, rapide ? Comment dire… fougueux ? C'était super. Super cool.
Karma Akabane ne dit rien, peut-être parce qu'il sent qu'elle n'a pas encore dit tout ce qu'elle avait à dire. C'est son regard qui l'incite à continuer.
– Mais je pense que tu devrais essayer de, euh… ne pas danser pour plaire aux gens. Ou leur montrer que tu es le meilleur.
– Je suis le meilleur ? demande Akabane en riant, et sa voix est traînante, son ton moqueur, mais son expression parle pour lui. « Regardez-moi », veut-il crier au monde. « Je suis le meilleur. »
– Tu pourrais l'être.
Le pire, c'est que Manami ne ment pas. Elle n'est pas douée pour lire les gens, mais une simple danse peut parfois suffire pour cerner quelqu'un. Et Akabane lui parait maintenant si faible qu'elle ne ressent plus aucune peur, qu'elle réussit à puiser en elle le courage d'affronter le regard de tempête qui lui fait face.
– Je t'ai vu danser avec Isogai, ce matin, déclare-t-il de but en blanc. Pas mal, ta pirouette.
– Okuda-san, depuis quand danses-tu ? demande Aguri-san, l'air quelque peu surprise.
– Notre entraîneur, euh, Koro-sensei, nous a suggéré d'essayer…
– Ah, Koro-sensei…
Aguri-san semble soudain songeuse. Un sourire mystérieux flotte sur ses lèvres, et Manami n'a pas le temps de lui en demander la raison car déjà Akabane enchaîne :
– Tu devrais te trouver un meilleur partenaire. Isogai n'a pas l'air de correspondre à ton style.
– Pourquoi tu ne danserais pas avec elle, Karma-kun ?
C'est exactement ce que Manami aurait aimé lui demander. Elle est certaine qu'Akabane serait le meilleur partenaire de danse sur glace qu'elle pourrait avoir, à condition de corriger ses quelques défauts. Peut-être pourraient-ils même s'inscrire à un tournoi inter-lycées, s'ils s'entraînaient suffisamment ensemble…
– Sensei, vous savez bien que je ne danse qu'en solo.
Manami a l'impression de s'écraser comme lorsqu'elle tente un saut.
– Et je pense que tu devrais cesser d'avoir peur et reprendre la danse en duo.
– C'est pour ça qu'elle (il pointe Manami du doigt sans même lui accorder un regard) est là ?
– Oui. Okuda-san est l'une des danseuses les plus douées que j'ai jamais rencontrées.
Le compliment lui fait monter le rouge aux joues. Elle s'est toujours considérée comme la pire patineuse qui puisse exister, la moins douée du club de son lycée, et elle n'a pas l'habitude de recevoir ce genre de compliments. Patiner, ça a fini par devenir une passion, et danser sur la glace une vocation. Ce n'est que maintenant qu'elle s'en rend compte.
Ça ôte un énorme poids de ses épaules.
– Akabane-kun, dansons ensemble.
L'assurance dans sa voix lui ressemble si peu qu'elle a l'impression qu'un étranger s'est emparé de son corps. Le problème, c'est qu'elle en a tellement envie qu'elle ne se contrôle plus. Aguri-san, qui la regarde d'un air impressionné, semble le comprendre. Karma Akabane un peu moins. Il ne perd rien de son sang-froid et de son ton moqueur.
– Je n'ai pas envie de danser avec quelqu'un. Je suis désolé.
Aguri-san hausse les épaules. Tu changeras vite d'avis, a-t-elle l'air de dire.
Manami espère de tout son cœur qu'elle a raison.
Deux jours plus tard, c'est le cœur battant à tout rompre qu'elle se rend au club de patinage artistique.
Les gradins sont totalement vides de monde. Toutes les lumières ne sont pas encore allumées, mais des crissements de patins se font entendre dans la pénombre. C'est Kanzaki, qui fait le tour de la patinoire dans une magnifique arabesque. Sa longue chevelure noire est retenue en un chignon haut et lâche, sans doute parce qu'elle était trop pressée de se laisser glisser la glace pour pouvoir les attacher correctement. Avec sa tenue d'entraînement moulante, n'importe quel étranger la prendrait pour une patineuse adulte professionnelle.
Elle est si belle, Kanzaki, pense trop souvent Manami. Lorsque ses patins quittent la glace, elle croit voir des ailes d'ange lui pousser dans le dos, si grandes et si puissantes qu'elle lui permette de s'élever au plus haut dans le ciel, et triple axel. Depuis quand patine-t-elle, pour avoir un niveau pareil ? Combien de temps passe-t-elle à s'entraîner pour autant marquer la mémoire de ses spectateurs ?
– Elle est magnifique, hein ?
C'est Isogai qui a parlé. Il se tient juste derrière Manami, si près qu'elle peut sentir son souffle contre sa nuque. Pour une fois, elle ne sursaute pas. Cette proximité avec lui ne la dérange étrangement pas, comme si quelques minutes partagées sur la glace avaient suffi à les rapprocher. Isogai a de grands yeux dorés, comme deux pépites d'or trop brillantes. Sa coupe de cheveux aussi est assez singulière, avec deux mèches brunes qui montent en l'air telles deux antennes. Se dégagent de lui une assurance et un sérieux déconcertants, sans pour autant lui donner un air strict ; plus un aspect réconfortant et charismatique, comme un grand frère qu'on serait prêt à suivre jusqu'au bout du monde les yeux fermés.
Un leader.
Triple salchow.
Manami est d'une timidité maladive et n'a que très peu de confiance en elle, mais elle n'aime pas suivre aveuglément les gens. « Isogai n'a pas l'air de correspondre à ton style », lui a dit Karma Akabane deux jours auparavant, et cette phrase ne cesse de lui tourner dans la tête. Pourquoi lui recommander de changer de partenaire si ce n'est pas pour se proposer lui-même ? Elle est pourtant sûre qu'ils feraient un très bon duo, tous les deux.
– Pour ma part, je n'ai jamais aimé les sauts. Et toi ?
« J'adore les sauts », veut répondre Manami, et double lutz. « J'aime la sensation de l'air qui frappe mon visage pendant que je tourne sur moi-même, de m'envoler aussi haut que le pourrait un oiseau. Pourtant, j'aimerais pouvoir les effectuer. J'aimerais savoir dompter le sol en m'y posant avec violence, comme le fait Kanzaki, comme le fait Kayano, mais je n'y arriverai probablement jamais. »
Une boule se forme dans sa gorge, les larmes lui montent aux yeux. Heureusement pour elle, elle arrive à se contenir. Puisqu'elle ne peut pas voler, décide-t-elle, autant s'épanouir sur le sol.
– Pareil ! s'exclame-t-elle dans un rire étranglé, mais son interlocuteur ne s'en rend pas compte. On y va ?
Kanzaki s'arrête en pleine pirouette, comme si elle venait de prendre conscience du monde extérieur. L'expression de son visage ne laisse pas transparaître la moindre émotion. Elle a les joues rouges d'avoir sauté et peine à respirer correctement. (Sans ce problème d'endurance, elle serait sans doute indétrônable.) Manami sait ce que ça fait, de se déconnecter de la réalité en patinant ; juste que pour elle, la reconnexion n'est souvent que trop brutale.
J'aimerais danser avec Akabane-kun, songe-t-elle en s'élançant sur la glace, les doigts mêlés à ceux d'Isogai. Sa main est chaude, son corps contre le sien un peu plus mais la tête de Manami ne tourne pas assez à son goût. Il est lent, Isogai, lent comme un coucher de soleil d'été, et cette simple pensée lui rappelle à nouveau Karma Akabane. C'est bête de se faire une fixette comme ça, bien sûr, mais elle ne peut pas s'en empêcher. Des questions, elle s'en pose des milliers : pourquoi ne s'est-il jamais inscrit au club de patinage artistique s'il danse si bien ? Pourquoi rechigne-t-il à prendre un partenaire ? Pourquoi tient-il tant à impressionner les autres ?; et tant d'autres, parce que ce garçon forme à lui seul le plus grand mystère auquel Manami ait pu se heurter.
Le problème, c'est que Manami est curieuse.
Elle ne supporte pas de ne pas avoir de réponses à ses questions, que ce soit en sciences ou dans la vie quotidienne, et elle se démène comme pas deux pour pouvoir éclairer sa lanterne.
Pirouette assise.
Elle est prête à faire la même chose, aujourd'hui.
Isogai et elle enchaînent les pas et pirouettes pendant près d'une demi-heure. Épuisée, elle finit par se poser près de Kanzaki et se saisit de bon cœur la gourde que celle-ci lui tend.
– Il y a un problème avec Isogai ? demande-t-elle.
Et c'est fou, parce qu'elle est si douée pour lire les gens alors que personne ne sait jamais rien d'elle. Elle a constamment ce petit sourire mystérieux, l'air de dire « Je suis là pour toi », mais parfois, à de très rares occasions, Manami en vient à se demander s'il est réellement honnête.
Mentir n'est pas une option. Kanzaki s'en apercevrait sur-le-champ.
– Ce n'est pas que, euh, je n'aime pas l'idée de danser, mais… J-je crois que son style ne, euh…
– Il ne te correspond pas ?
Manami acquiesce d'un hochement de tête.
– Et… Je ne sais pas si je d-devrais t'en parler, mais j'ai rencontré quelqu'un…
Alors elle lui raconte tout ce qui s'est passé à la patinoire samedi soir. Karma Akabane, sa danse, leur rencontre, Aguri-san. Elle fait de son mieux pour décrire le mieux possible la situation, cherche minutieusement ses mots. Alors, forcément, elle prend plus de temps qu'elle ne le devrait, mais Kanzaki est compréhensive. Elle l'incite à continuer, corrige certains des termes qu'elle emploie parfois, et ce n'est que lorsqu'elle finit qu'elle s'autorise à réellement parler :
– La vérité, c'est que je connais Karma-kun.
– Hein ? Comment ?
– Nous étions dans le même collège. Mais ce n'est pas à moi de te raconter la raison pour laquelle il a arrêté la danse en couple.
– Qu-Qu'est-ce que je dois faire, alors ?
– Lui parler. Le convaincre d'essayer de danser avec toi au moins une fois. Le faire redescendre sur Terre, un peu.
– Comment j-je peux faire ça ?
Le sourire qui se dessine sur le visage de Kanzaki à ce moment pourrait presque être qualifié d'effrayant.
– Harcèle-le.
.
« Pourquoi danses-tu seul ? », lui demande-t-on souvent.
« Personne n'a mon niveau », veut-il répondre. « À part la seule personne avec laquelle je ne peux pas danser. »
Il ne le fait pas, bien sûr. Les autres sont tous biens trop stupides pour comprendre, pour le comprendre.
– Euh, Karma ?
La voix de Sugino le tire de ses pensées maussades. Celui-ci craint probablement qu'il ne l'attaque car il se tient à une distance raisonnable de lui. Aujourd'hui, c'est au tour de Nagisa d'avoir un entraînement tardif au club de curling. Karma est tellement habitué à l'avoir à ses côtés qu'il se sent un peu vide, au fond, comme si on lui avait arraché une part de lui. Il ne dira jamais ça devant Nagisa, bien sûr, parce qu'il est bien trop fier, et il a même un peu de mal à s'admettre à lui-même qu'il est dépendant de lui.
C'est bizarre que Sugino l'accompagne alors que Nagisa est absent. Il a l'air un peu changé depuis ce match que son équipe a perdu. Si Karma peut d'ordinaire lire en lui comme dans un livre ouvert, il doit avouer qu'il n'a aucune idée de ce à quoi il peut bien penser actuellement.
– Ouais ?
– C'est moi ou cette fille nous suit ?
– Hein ?
Il se tourne dans la direction que Sugino pointe du doigt. En effet, à moitié cachée derrière un arbre, il croit distinguer la silhouette d'une fille de petite taille, vêtue de l'uniforme d'été de leur lycée. Une admiratrice de Sugino, peut-être ? Être capitaine du club de hockey doit être source de grande popularité au sein de la gent féminine…
– Ah, fait Sugino en plissant les yeux. Je crois que c'est Okuda, une fille de ma classe…
Ah.
Évidemment.
Karma se sent stupide de ne pas avoir pensé à cette possibilité plus tôt.
En fait, il ne sait pas trop quoi penser d'Okuda. Elle a de grands yeux couleur lavande cachés derrière des lunettes trop grandes, des reflets violets sur les cheveux et elle fait au moins une tête de moins que lui. Elle est plutôt mignonne, en fait. Le problème ne vient pas de là.
Le problème, justement, c'est que de simples mots d'elle ont suffi à le mettre à court d'arguments, à lui faire perdre son sarcasme habituel. Le problème, c'est qu'au fond il sait que Yukimura-sensei a raison, qu'Okuda est une excellente patineuse parce qu'il l'a constaté lui-même. Il ne remettrait jamais en cause la parole d'Aguri-san de toute manière. Si elle lui dit que leurs styles sont identiques et qu'ils feraient un bon duo, il la croit.
Le problème, et il ne l'avouera jamais à personne, c'est qu'il a peur.
Absolument, irrémédiablement peur.
Les duos ne font pas partie de ces choses qui durent toute la vie. Toutes ces choses qui impliquent de nouer des liens, les duos, les équipes, ça se brise aussi facilement qu'un verre qu'on laisse tomber au sol. Bien sûr, il ne dirait pas ça s'il n'en avait pas fait l'expérience lui-même. Forcément, il ne veut pas que ça se reproduise sans qu'il ne puisse l'empêcher. (Et puis, il ne l'évoque pas mais il sait qu'Okuda ne sera jamais aussi douée qu'Asano. Ça joue aussi ; un peu.)
Okuda a une manière de parler assez singulière. Elle fait de grandes pauses dans ses phrases, comme si elle cherchait minutieusement quel mot employer, comme si elle réfléchissait trop longtemps pour ne pas se tromper. Karma a l'impression qu'elle a du mal à exprimer ce qu'elle ressent, pourtant elle a fait de son mieux pour lui expliquer ce qu'elle a pensé de sa danse. Parce qu'elle aussi est une patineuse, parce qu'elle aussi sait que chaque mot, chaque critique est importante. Il lui en est reconnaissant.
Mais il n'est pas prêt à l'entendre lui demander de danser avec elle encore une fois. Pas maintenant. Il ne s'y est pas préparé.
– Elle est là pour moi, explique-t-il à Sugino. (Ça agace un peu Karma parce qu'il le regarde curieusement, l'air de dire « Une fille qui n'aurait pas peur de toi ? ».) Ignore-la, je lui parlerai plus tard.
– T'es sûr ?
Karma jette un dernier coup d'œil appuyé à la silhouette maladroitement cachée derrière le tronc d'arbre pour lui faire comprendre qu'il sait qu'elle est là. Même de loin, les rougissements qui teintent ses joues sont perceptibles.
– Certain. Allons-y.
C'est sans compte sur la ténacité d'Okuda.
Elle n'en a pas l'air à première vue, mais vraisemblablement elle ne quitte jamais de vue les objectifs qu'elle se fixe. À partir de ce jour, il la croise partout où il va : devant la porte de sa classe, devant les toilettes, à la bibliothèque, et même au club de curling lorsqu'il va chercher Nagisa. À chaque fois leurs regards se croisent, et à chaque fois il lit tant de détermination dans le sien qu'il se sent faillir. Alors la peur reprend le dessus et il s'enfuit, toujours.
Pourtant, Karma n'est pas un lâche. Il n'hésite jamais à en venir aux poings lorsqu'un différend l'oppose à quelqu'un, peu importe son âge ou son gabarit. Il en ressort toujours vainqueur, mais l'important c'est qu'il ne fuit jamais.
Justement, il ne peut pas juste asséner un bon coup à Okuda et l'envoyer à l'hôpital pour ne plus avoir à la croiser au moins dix fois par jour.
Un beau jour, on lui pose une colle.
On est jeudi, il est de corvée de nettoyage. Il y a cette autre fille de sa classe, Fuwa il pense, qui lui dit qu'elle peut s'occuper de la classe pendant qu'il balaie le couloir. Il accepte. Plus vite il en aura fini, plus vite il pourra rentrer chez lui.
– Akabane-kun ?
Merde.
Évidemment, c'est sur Okuda qu'il tombe lorsqu'il se retourne. Que fait-elle encore là, bon sang ? (Elle paraît encore plus petite de près et il se surprend à penser qu'elle serait probablement très légère à soulever lors d'une danse.)
La vérité, c'est qu'il ne lui a jamais laissé le temps de l'aborder lors de leurs précédentes rencontres. Il était constamment sur ses gardes, prêt à l'éviter au moindre rapprochement physique. Mais là ? Il s'est mis à découvert, totalement nu, il a oublié de construire des murs autour de son cœur, de revêtir son armure et de se saisir de son arme. Alors lorsqu'elle réitère sa demande du samedi soir, lorsqu'elle répète Danse avec moi aujourd'hui Akabane-kun, tout ce qu'il trouve à dire c'est :
– D'accord.
Derrière ses grosses lunettes, les yeux d'Okuda pétillent d'excitation.
– O-On se retrouve tout à l'heure à la patinoire d'Aguri-san alors ?
– D'accord, répète-t-il par automatisme.
Il est figé au milieu du couloir des deuxième année, un balai et une pelle à la main, et il la regarde s'éloigner en sautillant de joie. Arrivée devant les escaliers, elle s'emmêle les pieds et manque de faire une chute mortelle, mais elle reprend l'équilibre au dernier instant et continue son chemin comme si de rien n'était.
Ce n'est que passé le moment du choc qu'il réalise ce qui vient de se passer.
Merde. Comment peut-il perdre ses moyens à ce point ?
Il finit de balayer rapidement le couloir tout en songeant à toutes les possibilités de fuite imaginables. La première option qui lui vient à l'esprit est de demander à Nagisa de demander à Isogai de demander à Kanzaki son numéro de portable, à supposer que le second ne l'ait pas. Trop long. Demander à Sugino, alors ? Ce garçon est tellement sociable qu'il a probablement le numéro de tout le lycée.
Au fond, il a beau se dire ça mais il sait que ce n'est pas dans ses valeurs de rompre une promesse. Il ira, il accordera une danse à Okuda et il rentrera chez lui, tout simplement.
Cela dit, rien n'est jamais simple avec lui.
Une heure plus tard, il se retrouve à la patinoire de Yukimura-sensei (Il se demande à quel point Okuda en est proche pour l'appeler « Aguri-san »). Le froid qui y règne lui arrache un frisson. Il n'est pas très tard mais il n'y a déjà plus de file d'attente. Seule Yukimura-sensei, derrière le comptoir, lui offre son habituel sourire dégoulinant d'innocence. Comme à l'accoutumée, elle lui remet une paire de patins à sa taille et il paye pour une heure.
Okuda est déjà là.
Elle a remplacé les deux petites tresses que Karma lui connait par une queue de cheval serrée au-dessus de sa tête. Ses lunettes, remarque-t-il, ont été posées sur le rebord de la patinoire. Elle a l'air différente, comme ça ; il ne saurait dire en quoi.
Pour Karma, l'apparence n'a rien à voir avec le style de danse. Okuda, par exemple, est le stéréotype même de la lycéenne japonaise au visage d'enfant. À la voir pour la première fois, on pourrait croire qu'elle va se lancer sur une musique lente et douce. Pourtant, lorsqu'elle enfile ses patins et qu'elle se laisse glisser sur la glace, elle dégage une ardeur en tout point comparable à celle de Karma : redondante et intarissable.
Yukimura-sensei lance le thème de Pirates des Caraïbes. Aucun d'eux ne sursaute ; ils ne sont que trop habitués à la violence des musiques sur lesquelles ils dansent. Leurs regards se croisent, une seconde, et il lui semble qu'Okuda le supplie.
« Regarde-moi », dit-elle.
« Accepte-moi », dit-elle.
Alors elle enchaîne les pas, les retournements, les rotations. Pirouette assise, note Karma, et elle est si belle, elle va si vite qu'elle lui donne le tournis.
Et elle sourit.
Elle a les joues rouges, elle a probablement du mal à respirer convenablement mais elle sourit. C'est une évidence, maintenant : elle aime patiner plus que tout au monde.
Alors la musique lui chatouille les oreilles, se glisse sous sa peau, lui murmure de la rejoindre sur la glace. Karma frissonne de la tête aux pieds, transpire au point de sentir ses cheveux se coller à sa nuque ; pourtant il n'a plus peur.
Il enfile ses patins, la rejoint. La musique continue de résonner, le regard de Yukimura-sensei lui brûle la nuque. Okuda, elle, s'est arrêtée. Elle le regarde avec une lueur d'amusement dans le regard, et il se demande où est passé la fille d'une timidité maladive qu'il a affronté verbalement quelques jours plus tôt ? Elle est pleine de vie, elle rayonne de bonheur, elle est si heureuse. Karma veut ressentir la même chose. Il en oublie d'être railleur et sarcastique, il en oublie Asano, il en oublie ses parents absents en permanence, il en oublie les livres de maths qui l'attendent dans sa chambre.
Il ne veut plus qu'une chose.
– Dansons.
.
N'hésitez pas à laisser une review pour dire ce que vous en avez pensé, ça fait toujours plaisir. :) À bientôt !