— Eh bien, bonne nuit, chuchota Regina une fois les escaliers montés.
Elle s'était immobilisée devant une porte qui n'était pas du tout celle que désirait franchir Emma.
— La chambre d'amis, Regina ? Y a-t-il des limites à votre cruauté ?
— Vous êtes encore faible, et je ne veux pas que…
— Vous craignez d'être incapable de me résister ? demanda Emma, accompagnant sa provocation d'un haussement de sourcils suggestif.
— Je crains votre incapacité à vous maîtriser.
— Ce n'est pas la modestie qui vous étouffe, hein ?
Ce fut au tour de Regina de hausser les sourcils, avec toute l'assurance d'une femme qui a cessé depuis longtemps de feindre d'ignorer les désirs qu'elle inspire, toute l'assurance d'un A quoi bon ? D'un Je suis Regina Mills, inclinez-vous, pauvres mortels. Et Emma, pauvre mortelle, reprit :
— Oui, bon. Mais je vous l'ai dit, j'ai vraiment envie de dormir avec vous.
— Bien. Mais je vous préviens…
— Je ne vous ferai rien que vous n'ayez pas envie que je vous fasse.
Regina secoua la tête, effleura la joue d'Emma du bout des doigts, la gratifia d'un "Idiote" murmuré et d'un regard qu'elle aurait probablement rougi ou pesté, rougi et pesté, de se découvrir si tendre. Regina aurait été méchamment surprise de bien des choses, songea Emma, si quelqu'un l'avait photographiée chaque fois qu'elle oubliait de s'observer - ce n'était pas si souvent.
Une fois admise dans l'antre, le boudoir, la forteresse de solitude de madame le Maire, Emma se retint d'inspirer à pleins poumons comme une presque noyée qui aurait manqué d'air. C'était effrayant tout de même, l'effet que cette femme avait sur elle. Jamais elle n'avait eu à apprivoiser tant d'émotions contradictoires. C'était à se demander si elle avait aimé avant Regina. Pourtant elle avait dû aimer Neal - toutes ces larmes, lorsqu'il l'avait abandonnée. Peut-être son cœur de jeune fille, plus confiant, moins échaudé, avait-il été plus prompt à s'offrir sans arrière-pensée, plus prompt également à rebondir, tout en souplesse encore.
Elle savait qu'elle ne pleurerait pas autant quand elle perdrait Regina - car c'était bien une affaire de quand - mais qu'elle serait brisée bien plus profondément qu'elle ne l'avait été par le passé. Regina serait une blessure irrémédiable.
Regina sortit de la salle de bain le visage nu et le corps presque aussi nu, dans une chemise de nuit au tissu si fin qu'Emma l'aurait soupçonnée de l'avoir choisie exprès pour la torturer si elle avait ignoré que c'était pour elle un vêtement ordinaire.
— Vous vous fichez de moi ? C'est comme ça que je suis supposée me tenir à carreau ?
— Pardon ? répondit Regina avec une hypocrisie manifeste.
— Vous êtes sublime là-dedans.
— Et je ne le serais pas dans un autre pyjama ?
— Fair enough, soupira Emma qui la buvait des yeux.
— Je peux l'enlever, si vous préférez.
— A choisir, je préférerais vous l'enlever moi-même.
— Tss, mademoiselle Swan, quand je disais que vous ne saviez pas vous tenir.
— Je suis précisément en train de me tenir, figurez-vous. Regina, vous êtes tellement…
— Tellement quoi ? murmura Regina tandis qu'Emma s'approchait lentement.
— Tout, résuma-t-elle en plaquant ses lèvres juste à côté d'une bretelle.
Regina frémit, infimement, et son corps se pressa contre le sien dans un mouvement instinctif. La tête inclinée contre son épaule, Emma sentit la caresse d'un souffle dans ses cheveux. Elles demeurèrent un instant figées, comme en suspension, l'atmosphère doucement électrique.
Emma laissa courir, presque malgré elle, ses doigts sur une clavicule dénudée, prête l'espace d'une seconde à balayer toutes ses promesses, ivre de fatigue, de désirs chastes et moins chastes, le visage toujours enfoui dans l'odeur de la peau qu'elle aimait, prête à donner et à prendre ce qu'on lui refusait avec une conviction qui lui semblait soudain toute relative.
Mais Regina, ô toujours disciplinée Regina, se dégagea de leur étreinte, lissa ses mèches brunes d'une main point trop assurée, et intima gentiment :
— Au lit, maintenant.
Emma n'était pas sûre de s'endormir facilement - les nerfs, la frustration, la moitié de la journée déjà passée au lit - mais elle eut à peine le temps de s'en faire la réflexion avant de sombrer dans un sommeil de plomb.
Le réveil indiquait presque quatre heures du matin lorsqu'elle s'éveilla à demi, les jambes de Regina entremêlées aux siennes. Elles s'étaient pourtant couchées chacune de son côté du lit, presque gênées, plus immobiles que nécessaire, comme rangées prudemment dans deux étagères. Laquelle avait à tâtons cherché et trouvé l'autre dans le noir, plus ou moins - plutôt moins - consciemment ? A en juger par leur position actuelle, Emma supposa que ce n'était pas elle, et cette pensée lui tira un sourire.
Otage consentant du bras qui reposait sur sa hanche, elle ne put s'empêcher d'y faire glisser sa paume et sentit Regina encore assoupie s'agiter contre elle.
— Emma ?
— Pardon, je vous ai réveillée.
Les cils de Regina, qui devait péniblement ouvrir les yeux, lui chatouillèrent l'épaule.
— Quelque chose ne va pas ? Votre tête ?
— Si, tout va bien. Je me sens très bien.
— Hm, approuva Regina contre le haut de son dos, contre lequel elle s'attarda plus que nécessaire.
Frisson. Une nouvelle pression de ses lèvres.
Emma se retourna. Dans la pénombre, elle ne discernait que les contours du visage de Regina. Son odeur, omniprésente, sa chaleur comme une enveloppe. Elle voulut parler, mais elle n'avait pas encore commencé que Regina l'embrassait en plein sur la bouche. Elle en oublia ce qu'elle allait dire. Regina - qui parlait déjà de luxe, de calme et de volupté ? Regina, Regina, Regina, ses mains et ses caresses lentes et langoureuses, son corps brûlant et souple dans les draps froissés, ses gémissements contenus, étranglés - ne pas faire de bruit, surtout - et son prénom à elle, Emma, encore et encore, tout bas contre sa peau.
— Je voulais vraiment dormir avec vous, précisa-t-elle après. D'abord. Surtout. Je ne mentais pas.
— Je sais.
— Il semble que vous ne sachiez pas vous tenir non plus.
— Il semble que je ne sache pas, en effet.
— Je devrais probablement réintégrer la chambre d'amis avant qu'il fasse jour, dit Emma à contrecœur.
Regina resta silencieuse un instant, et puis :
— Restez. Je me débrouillerai. Je me lèverai avant lui, de toute façon.
— Et que faites-vous donc de vos inflexibles règles ?
Un baiser sur la nuque, un presque chuchotement, comme un secret.
— Croyez-vous donc être la seule à qui tout cela a manqué ?
Et c'était probablement la chose la plus gentille, la plus proche d'une vraie déclaration d'amour, que Regina lui avait jamais dite.
— — — —
— Ton tablier t'attend quand tu veux, répondit Ruby le plus simplement du monde.
Emma se sentit infiniment reconnaissante de cette simplicité-là. Le restaurant avait fermé depuis quelques minutes, et Emma, Ruby et Mary Margaret s'y étaient attardées pour boire un verre.
— Wow. Okay. Super. Mercredi alors.
— On trinque ? proposa Mary Margaret. A l'amitié.
Ruby leva son verre :
— Aux changements de projets.
— Et aux nouvelles idylles, ajouta Emma en adressant un clin d'œil à la jeune institutrice, qui rougit instantanément.
— Comment… ?
— Je vous ai vus, à la fête foraine.
— Oh. Je…
— Inutile d'avoir l'air aussi embarrassée, Mary ! Vous êtes plutôt mignons tous les deux.
— Ce n'est pas ça, mais…
Elle paraissait soudain à la fois ravie et misérable, ce qu'Emma trouva plutôt curieux, avant que Ruby n'achève charitablement pour elle :
— David est marié.
— Merde, lâcha Emma avec une parfaite spontanéité.
— Tu me juges ? interrogea piteusement Mary-Margaret.
— Moi ? Houlala, non. Je ne suis guère en position de donner des leçons.
— Regina ?
Emma adressa un regard noir à Ruby, qui leva les deux mains et s'empressa de préciser :
— Je n'ai rien dit, moi !
Mary Margaret finit son verre - le troisième, et ses pommettes commençaient à joliment se colorer en conséquence.
— Elle n'en a pas eu besoin, expliqua-t-elle. A quel point crois-tu que je sois idiote ? Tu as passé deux jours entiers chez elle après ton accident. Tout le monde le sait !
Emma grimaça.
— Voilà qui ne m'arrange pas tellement. Regina va être furax.
Ruby haussa les épaules.
— J'en doute. Regina n'est pas idiote. Elle savait ce qu'elle faisait en te ramenant de l'hôpital. Ou elle était prête à prendre le risque, ce qui revient au même.
Mary Margaret tendit son verre, que Ruby remplit instantanément, en but une généreuse gorgée.
— Crois-moi, appuya-t-elle, Regina sait mieux que personne que les secrets n'existent pas ici.
Sa voix s'était faite exagérément grave, de manière un peu théâtrale, et les deux autres la regardèrent, interloquées.
— C'était moi, d'accord ? C'était moi. Pour Daniel. Je l'ai dit à sa mère. Je ne savais pas que c'était si grave.
Emma sentit qu'il s'agissait là d'un secret que Mary Margaret avait gardé longtemps, d'une histoire qu'elle ne comprenait pas bien encore mais qui faisait partie intégrante de la mythologie du village - les yeux de Ruby s'étaient ouverts démesurément.
— Mais tu as dit quoi à la reine Cora ? Quand ?
— Elle m'a offert une part de tarte. Ici. Elle était très gentille. Elle m'a dit qu'elle s'inquiétait pour Regina et… je l'ai crue. J'ai cru rendre service.
— Tu avais quel âge ? interrogea Emma.
— Neuf ans.
— Et tu t'en veux encore ?
— Tu ne comprends pas. J'adorais Regina. Je… Arrêtez de me regarder comme ça, je vais tout vous raconter, d'accord ?
Ruby s'était accoudée au comptoir et opinait du chef, l'air de celle qui va enfin combler les blancs d'un roman qu'elle n'a lu qu'en diagonale.
— Papa a toujours voulu ce qu'il y avait de mieux pour moi.
Ce papa dans la bouche d'une femme adulte désarçonna Emma. Fallait-il que Mary Margaret ait été aimée, choyée, surprotégée, pour qu'aujourd'hui encore ce soit papa qui lui vienne. Elle, n'avait même jamais eu l'occasion de dire mon père.
— Et le mieux en matière scolaire, c'était Regina. Alors il l'a engagée pour me donner des cours particuliers. Mais elle m'a donné tellement plus ! Quand j'avais fini mes exercices, elle me racontait des histoires de princesses, de hors-la-loi et d'amour qui surmonte tous les obstacles. C'était une formidable conteuse.
— Regina te racontait des histoires d'amour? répéta Emma bêtement.
Elle savait que Regina avait été, dans une autre vie, une personne totalement différente, mais les récits qu'on lui en faisait lui restaient déroutants. Elle voulait, terriblement, tout savoir, que Mary Margaret continue à parler, lui dise tout de Regina jeune fille, lève pour elle encore un coin de voile. Mais en même temps, elle se sentait prise d'une infinie tristesse à l'idée de cette vie enrayée, de cette jeune fille abattue en plein vol qui avait dû se relever, renaître de ses cendres, s'inventer de nouvelles armes, de nouvelles façons d'exister et de regarder le monde. Mon dieu, que Regina avait dû être en colère.
— Elle me racontait plein de choses. Et puis, il y a avait Daniel. C'était…
— Je sais qui est Daniel, la coupa Emma sans trop de cérémonie. Elle te parlait de Daniel ?
— Il est venu une ou deux fois à la maison, pendant mes cours. Regina prenait son travail au sérieux, ils n'en profitaient pas pour me laisser dans un coin et batifoler ou je ne sais quoi. Juste, il l'accompagnait et il restait là, il écoutait. Avec le recul, je pense qu'ils avaient tellement peu le loisir de se voir, à cette période-là, que n'importe quelle occasion était bonne à prendre. Mais du coup, je savais, vous comprenez ? Je savais qu'ils se voyaient encore. Alors quand Cora me l'a demandé… je lui ai dit.
— Mais pourquoi ? demanda Emma, qui s'en voulut aussitôt qu'elle se rendit compte que cela sonnait un peu accusateur.
— Parce qu'elle avait neuf ans, Emma ! intervint Ruby. Et tu as rencontré Cora, non ?
— Je me rappelle encore le goût de la tarte. Fruits rouges. Je jouais avec ma cuillère, et elle me parlait de la pluie et du beau temps, de mes cheveux. Et elle m'a dit qu'elle pensait Regina malheureuse, que c'était dur pour une mère de ne pas savoir comment aider sa fille, elle avait vraiment l'air sincère. Elle m'a demandé si je pensais que c'était sérieux entre eux, ce qu'elle devait faire.
Mary Margaret baissa les yeux et confessa, dans un marmonnement plein de honte :
— Je lui ai demandé si je pouvais être leur demoiselle d'honneur.
— — — —
Il était vingt-trois heures lorsqu'Emma, en état d'ébriété légère, quitta ses amies. Le cœur encore tout plein d'amoureuse compassion, elle se rendit directement chez Regina, sans réfléchir.
Je suis devant chez vous, tapa-t-elle toujours sans réfléchir une fois sur le perron.
La réponse ne se fit pas trop attendre.
Merci de l'information.
Emma attendit une minute, fichue Regina, et puis :
Vous m'ouvrez ? ajouta-t-elle quand il devint évident que Regina n'avait aucune intention de lui faciliter la tâche - s'amuser à ses dépens resterait, semblait-il, son occupation favorite.
Regina ne répondit pas cette fois, mais quelques instants plus tard, elle ouvrait bel et bien la porte. Emma l'embrassa spontanément et souffla :
— Je vous déteste.
— Moi aussi, rétorqua farouchement Regina en l'entraînant à l'intérieur.