Retour sur les Royaumes hellénistiques avec cette fois-ci le Royaume du Pont (Pontus) de 111 à 86 av JC.

121 : Assassinat du roi du Pont Mithridate Philopator à Sinope. Sa femme Laodice s'empare du pouvoir.

111 : Mithridate Eupator récupère son trône, enferme sa mère et tue son frère.

110 à 88 : Politique de conquêtes et d'annexions territoriales qui inquiètent fortement Rome.

95 : Rome somme les Royaumes du Pont et de Bithynie d'évacuer les pays conquis ; l'injonction est obéie mais Mithridate se prépare à la guerre sous couvert de sa soumission.

88 : Mithridate Eupator déclare la guerre à Rome. Il vainc totalement la Bithynie, restée alliée à la République. "Vêpres éphésiennes" pendant lesquelles tous les Romains d'Asie Mineure sont exécutés, même à Pergame. Les Cités de Grèce, Athènes en tête, sont favorables au Pont contre Rome.

86 : Défaite à Orchomène contre les troupes de Sylla. Fin de la première guerre mithridatique avec le Traité de Dardanos qui oblige Mithridate à renoncer à ses conquêtes, livrer sa flotte et payer une indemnité de 20 000 talents ; ce qui est avantageux pour lui, Sylla voulant en finir.


Pontus et Rome 1

111 av JC

Une violente douleur lui traversa le corps de part en part sans qu'il n'émette le moindre son. Son ventre se contracta, la bile lui remonta l'œsophage en brûlant sa gorge, et il cracha pour évacuer le goût indésirable, regardant distraitement une teinte de rouge se mêler aux tons jaunâtres. A ce stade, Pontus ne ressentait plus ni douleur ni horreur.

Depuis l'assassinat de Mithridate Philopator, le Royaume du Pont partait à vau-l'eau. Pontus avait d'abord dirigé son ressentiment sur Sinope, en tant qu'humain et non en tant que Royaume, mais il avait été bien vite trop affaibli pour même hurler sur la Cité où son roi avait perdu la vie. Reclus dans ses appartements, où il avait été assigné par Laodice, cette femme autoritaire et dominatrice qui tenait la régence, Pontus ne pouvait que songer à sa gloire passée, pour oublier sa douleur présente.

Il avait tant bataillé contre Séleucie pour se constituer en tant que Royaume. De longues guerres perdues dans l'oubli mais lui s'en souvenait avec fierté. Il avait tenu bon contre le puissant Royaume, ce grand frère qui avait hérité des territoires que Macédoine avait pris à Perse sous son heure de faîte, et qui le haïssait pour avoir accepté un Perse comme souverain. Puis étaient venus les Romains et tout était parti en vrille.

Pontus se l'avouait maintenant : il avait sous-estimé Rome. La République était venue avec un grand sourire niais, des blagues à la bouche, et une joie de vivre qui avait fait rire le grand Grec. Puis Pergame - le sournois petit Pergame, qui ne lui avait pas paru plus dangereux qu'un jeune chien ayant trouvé un os après sa victoire sur Galate - s'était allié à lui quand ses frères étaient trop fiers pour le faire. Ensemble, ils avaient vaincu Macédoine - et oh, Pontus regrettait tant de n'avoir pas été à leurs côtés - et même Séleucie ; alors Pontus avait compris à quel point le petit Pergame n'était pas un jeune chien fou mais un chat retors. Il avait récupéré presque l'ensemble de l'Asie Mineure avec la Paix d'Apamée.

Le Royaume soupira et posa son front couvert de sueur sur le battant de son lit, espérant que le bois le rafraichirait. Il vit du coin de l'œil des esclaves s'agiter, lui demandant s'il désirait quelque chose, mais il les renvoya d'un mouvement de bras agacé ; il voulait juste penser et leur agitation de fourmis ne faisait que le gêner.

Il était loin le temps de Pharnace où le Royaume du Pont était craint et respecté par tous en Asie Mineure, et même jusqu'à Rome. Il avait trouvé un allié en Galatie qui avait une dent contre Pergame et Rome pour une obscure histoire d'attaque injustifiée après la guerre contre Séleucie. Mais il n'avait pas prévu qu'une coalition se forme contre lui, autour de ce sournois de Pergame qui avait su être l'âme de cette union entre des Royaumes et des Cités qui ne pouvaient pas se voir habituellement. Pontus se demandait si la présence de Galatie parmi ses alliés n'avait pas motivé Pergame ; son petit frère détestait qu'on lui tienne tête, notamment s'il s'agissait de son voisin-rival qu'il avait mâté dans le passé.

Rome avait soutenu la coalition. Et Pharnace s'était rendu, las des guerres et de la pression qu'il subissait de tant de côtés à la fois, mais il n'avait pas ployé le genoux devant Pergame ou qui que ce soit d'autre dans la coalition, il avait baissé la tête devant Rome. Pontus ne s'en remettait toujours pas, il sentait le serpent de la colère tordre ses boyaux en un autre rythme que la douleur, si fort qu'il dut cracher à nouveau, toussant à s'en rompre les poumons, repeignant le sol de son sang.

Il ne voulait pas être soumis à Rome ! Il ne voulait pas être l'un de ses clients ! Il n'était pas le sournois Pergame qui se donnait en héritage à Rome. Il ne resterait pas sagement derrière ses frontières comme le faisait Séleucie.

Un grondement remonta le long de gorge et jaillit entre ses mâchoires maculées de son propre sang. Il sentait une nouvelle énergie couler dans ses veines. Quelque chose avait changé. Soudain, un rire trancha le silence morose de ses appartements. Un rire de libération et d'espoir, un peu fou aussi sur les bords.

Laodice était déchue, son fils mort, et le Royaume du Pont était débarrassé de ce qui le gangrenait.

- Pontus.

Il se redressa pour observer le nouvel arrivant. Il avait bien changé le gamin qui s'était enfui dans les montagnes pour échapper aux tentatives d'assassinat que sa mère faisait pleuvoir sur lui. Il avait devant lui un homme assuré au regard ambitieux et déterminé ; des yeux tels qu'il les aimait.

- Je suis Mithridate fils de Mithridate Philopator. Je viens réclamer le trône qui est mien. Sois heureux, Pontus, tes souffrances prennent fin. Il faudra quelques années pour redresser ta santé mais le Royaume du Pont redeviendra fort.

Un autre rire secoua la carrure amaigrie de Pontus. L'espoir enflait à nouveau dans son cœur et il sentait l'adrénaline commencer à faire bouillir son sang.


88 av JC

Pontus respirait la force et la santé. Son territoire s'était nettement agrandi ces dernières années, grâce aux conquêtes de son roi, mais une épine restait à le gêner : Rome. La République n'appréciait pas ses tentatives d'expansion. Il y avait un peu moins de dix ans, Rome leur avait sommé, à Bithynie et lui, de rendre les territoires occupés ; ils avaient obéi. Depuis lors, sous les conseils de Mithridate Eupator, Pontus faisait profil bas. Son roi toujours aussi ambitieux et dynamique avait su pendant toutes ces années tempérer sa colère et son impatience.

C'en était maintenant fini. Mithridate lui avait souri cruellement et lui avait dit qu'il était l'heure. Le Royaume du Pont était prêt à entrer en guerre contre Rome et se débarrasser de cette épine gênante. Pontus était confiant : avec un roi comme Mithridate Eupator, il ne pouvait que réussir là où Séleucie avait échoué.

Bithynie avait retourné sa veste entretemps. Nicomède ne voulait pas faire passer son alliance avec Rome pour un masque illusoire et Bithynie était trop doux pour s'opposer à son roi. Qu'à cela tienne, Mithridate était en route pour son territoire et Pontus savait que son frère ne ferait jamais le poids contre l'armée pontique rassemblée pour vaincre Rome. Il avait juste demandé à ce qu'aucun soldat, ou même le roi, ne touche à Bithynie pendant les combats ou après la victoire ; son frère possédait une beauté telle qu'il lui faisait craindre le pire dans de telles situations. Pontus se maudissait d'être aussi faible mais il ne pouvait accepter que son frère, si proche de lui géographiquement, subisse de tels outrages ; le vaincre était suffisant.

Galatie n'allait pas poser de problèmes. Le Barbare se remettait encore avec peine de l'occupation d'une partie de son territoire. Paphlagonie n'oserait jamais se lever contre lui. Et Arménie était depuis des années un allié sûr sur lequel il pouvait compter. Il ne restait donc que Pergame. Le grand allié de Rome en Asie mineure, celui qui avait donné à la République une partie d'eux pour en faire une province romaine.

Pontus ne prit même pas la peine de s'annoncer lorsqu'il pénétra dans la chôra de Pergame. Son frère ne pouvait que le sentir arriver à lui. A sa grande surprise, il ne trouva aucun soldat en armes l'attendant aux portes de la polis. Pergame l'accueillait à bras ouverts. Il vint même jusqu'à lui sans qu'il n'eut à crier pour être reçu. Et Pontus ne put que noter avec satisfaction la colère sous-jacente qui se lisait visiblement dans les yeux normalement froids de Pergame.

- Je ne m'opposerai pas, déclara Pergame, le prenant de court. Pontus sentit un frisson désagréable descendre le long de sa colonne vertébrale devant le regard mauvais de son petit frère. Il ne savait pas quel dieu il lui fallait remercier pour ce retournement de situation inattendu mais il semblait bien que Rome ait offensé Pergame. Or il n'était pas un Royaume qu'il fallait offenser : qui que soit le coupable pour lui, il se vengeait toujours.

- Pergame combattra-t-il aux côtés du Pont ?

- Non, répondit sèchement son frère et il fronça les sourcils. Pergame soufflait le froid et le chaud en même temps, ce qui l'agaçait prodigieusement. Mais il n'y avait aucun sourire suave ou satisfait sur le visage sombre de son frère.

- Mais je ne m'opposerai pas.

Sans lui jeter un œil de plus, Pergame fit demi-tour et partit s'enfermer dans ses appartements. Alors Pontus comprit qu'il digérait moins bien qu'il ne l'avait prévu lui-même d'être redevenu une simple Cité après avoir été un Royaume. Son cœur se gangrenait d'amertume envers Rome mais il restait prudent comme il l'avait toujours été. Il soutiendrait Pontus mais ne se battrait pas à ses côtés ; il se vengeait de Rome mais il ne s'exposait pas à de violentes représailles.

- Petit rat sournois, gronda Pontus en repartant vers son cheval, espérant arriver à temps pour apprécier la vue de Bithynie vaincu par Mithridate.

Il arriva trop tard mais put au moins s'assurer que ses ordres envers Bithynie avaient été suivis. Son frère était en sang et en larmes mais ce n'était que le résultat de la bataille. Et aussi de sa fierté blessée : le Royaume de Bithynie avait été aisément et totalement battu.

- Tu veux détruire Rome ? lui demanda plus tard Mithridate. Le roi ne s'était pas encore changé et son visage maculé de sang était tordu par une joie sauvage. Pontus lui répondit par un sourire de la même envergure.

- Que prévois-tu ?

- Les Cités de Grèce sont favorables à notre entreprise. Ta sœur Athènes en tête. Elles sont disposées à nous aider. La rébellion couve dans les cœurs des fiers Hellènes qui ne peuvent plus supporter d'être sous le joug du Barbare romain.

- Qu'attendons-nous pour traverser le Pont-Euxin ?

- Je savais que tu apprécierais l'idée.

Le Royaume et le roi éclatèrent du même rire satisfait, leurs cœurs remplis de joie par les combats à venir, et la promesse de faire chuter Rome.

Tout à son euphorie, Pontus laissa Mithridate ordonner le massacre de tous les Romains présents en Asie Mineure. Il fut total, même Pergame se joignant aux Vêpres éphésiennes, et si Pontus eut une pensée pour Rome, ce fut pour se réjouir de son affaiblissement et de sa douleur face à la mort de tant de ses représentants.


86-85 av JC

Pontus tremblait violemment et sa main manqua de lâcher son épée. Mais il raffermit sa prise avant qu'elle ne chut à terre. Il n'était pas encore vaincu. Cela ne se pouvait. Il ne pouvait pas repartir dans la spirale infernale qu'il avait vécu après l'assassinat de Mithridate Philopator.

- Tu as perdu. Rends-toi.

En face de lui, Rome n'avait pas l'air mieux qu'il ne l'était. Son glaive pointait bas vers le sol, ses épaules étaient affaissées, et il était recouvert de sang, en grande partie le sien. Mais la République avait un regard serein ; il savait que cette victoire à Orchomène était décisive dans leur guerre, et que la balance avait penché en sa faveur.

- Je ne suis pas encore fini, gronda Pontus en esquissant un geste vers son ennemi. Aussitôt, Rome releva son glaive, prêt à fondre sur lui pour l'achever. Pontus savait que ce qui le retenait n'était pas de la pitié mais de la prudence.

Pontus banda ses muscles, ignorant la douleur, et s'apprêta à s'élancer sur Rome lorsqu'un son lugubre de clairon de retraite trancha le brouillard auditif qui l'isolait du champ de batailles. Il se figea, les yeux écarquillés et le souffle court, peinant à accepter ce que cela signifiait : Mithridate Eupator s'était rendu.

- Le Pont a perdu contre Rome. Rends-toi, répéta Rome qui s'était avancé jusqu'à lui. Pontus grogna et leva son épée pour le menacer et le faire reculer. Mais une chape d'obscurité lui tomba soudainement dessus et il sombra dans l'inconscience, malgré tous ses efforts pour rester debout face à son vainqueur.

Lorsqu'il se réveilla, il était de retour chez lui, dans le Pont. Un instant déboussolé, Pontus chercha la douleur, se persuadant presque qu'il n'avait fait que rêver de tout ceci et qu'il était encore sous la régence de Laodice. Puis Mithridate Eupator rentra dans sa chambre et il reprit pied avec la réalité.

- Nous avons perdu ? croassa-t-il faiblement. Un rictus méprisant se dessina sur ses lèvres mais Mithridate lui fit grâce du moindre commentaire. Il lui tendit plutôt une coupe avec de l'eau pour apaiser sa gorge assoiffée.

- Et j'ai dû signer le traité de Dardanos.

Il lui passa le détail de ce qu'il avait dû céder à Rome pour leur défaite. Pontus grogna en se rencognant dans son lit. Ils avaient perdu, tout était donc fini, et il se sentait si fatigué.

- Le Pont reste fort. Une autre occasion viendra.

Pontus ouvrit derechef les yeux qu'il n'avait même pas eu conscience de refermer. La détermination et l'ambition brillaient encore dans les yeux de Mithridate. Son roi ne comptait en rien abandonner.

- Pour l'instant, continua-t-il, imperturbable, Sylla s'en donne à cœur joie pour châtier ceux qui ont trahi Rome.

- Pergame en fera les frais, intervint distraitement Pontus, s'étonnant de s'inquiéter pour son jeune frère. Comme pour Bithynie, il ne pouvait s'empêcher d'avoir envers eux un instinct fraternel qui le poussait à s'inquiéter pour eux lorsqu'ils devaient faire face à des situations délicates. Mais il était Pontus, le fier et dur Pontus, et il ne pouvait pas faire montre de compassion pour d'autres Royaumes ou Cités.

- Il ne faudra plus compter sur son aider, je le crains, ajouta-t-il, il va devoir œuvrer longtemps pour retrouver la confiance de Rome et ne voudra plus la perdre. Ce sera pareil avec Athènes. Sylla n'a pas été tendre avec elle.

- Cela fait des adversaires politiques en moins, sourit froidement Mithridate. Et il reste l'Arménie. Le puissant Royaume d'Arménie dont le roi Tigrane n'est pas moins que mon gendre.

Pontus ne put que rendre son sourire à son roi ambitieux. Ils avaient peut-être perdus mais Mithridate avait su sauvegarder leur puissance et cherchait déjà de nouveaux alliés pour s'élever à nouveau.

- Et Rome ?

- Nous verrons bien. S'il faut repartir en guerre, ainsi soit-il.

Pontus montra les dents : il allait attendre avec impatience la moindre ouverture pour déclarer une nouvelle guerre à Rome. Il finirait par la vaincre, cette impertinente République qui se croyait maîtresse du monde ! Le Royaume qui devait régner sur l'Asie Mineure n'était ni Séleucie ni Rome, mais bien lui, Pontus.


- L'image d'Antinoüs s'est gravée dans mon esprit pour Bithynie.

- Une polis (Cité grecque) se compose d'une asty, la ville en elle-même, et d'une chôra, sa campagne.